Traduire : de soi au monde, une subversion (2)

Voici la suite de l’entretien de Marie-Claude San Juan avec l’universitaire et traductrice Sana Darghmouni sur le sujet de la traduction.

Pour lire la première partie, cliquez ici: Première partie de l’entretien

.5. Marie-Claude San Juan: Traduire de la poésie équivaut à en écrire, d’une autre manière. Mais c’est pénétrer dans les poèmes par l’opération d’une transformation linguistique. (Il faut entrer aussi dans l’autre langue, celle de l’auteur, et s’en défaire tout en gardant la marque originelle du poète). Comment réussissez-vous l’équilibre entre le processus de passage d’une langue dans une autre et celui du passage du poème au poème ? 

Comme je l’ai déjà dit, ce n’est pas facile. D’un point de vue technique, je fais plusieurs opérations avant de livrer une traduction littéraire. Après une lecture approfondie du texte original je commence une première traduction grossière, à la lettre. Je fais ensuite une deuxième traduction dans laquelle j’essaie de transmettre le sens du texte et l’intention de l’auteur dans la langue traduite. Je laisse passer du temps puis je relis ma traduction, me détachant du texte original. Le nouveau texte produit doit avoir une perfection sonore, linguistique et poétique dans la langue dans laquelle il a été traduit et produit. La poésie doit être traduite en poésie ! Ensuite je soumets le texte traduit à la relecture d’un poète, pour un regard neuf.

.6. Le site de littérature du monde, « La macchinasognante », est un lieu de rencontres d’écritures du monde, un univers cosmopolite apte à développer le désir de découvrir ce qui nous est étranger, et aide à révéler que ce qui est lointain peut être très proche, que des mondes éloignés ont des parts de proximité. Qu’est-ce que le cosmopolitisme littéraire pour vous ? Son sens, sa dynamique ? 

J’ai toujours détesté les frontières, qui ne sont pas seulement physiques mais aussi métaphoriques, et j’ai cherché des horizons et le cosmopolitisme littéraire est un horizon infini ouvert à toutes les lectures, expériences et possibilités. La littérature, au sens gramscien du terme, est une synthèse entre la composante culturelle indigène et les besoins de connaissances qui proviennent du peuple. L’intellectuel « n’est ni français, ni anglais, ni florentin, il est de tout pays »,pour citer Voltaire et voici le sens d’une littérature mondiale, sa dynamique est celle d’ouvrir et non de fermer. Dans notre site, nous essayons d’accéder à toutes les littératures du monde et de les amener au lecteur local grâce à un grand travail de médiation, la traduction. Certes, nous ne pouvons pas atteindre le monde entier avec nos compétences linguistiques et nos connaissances, limitées à certaines régions du monde, mais nous essayons d’exprimer un exemple de lecture cosmopolite de la littérature. Le problème de la traduction est lié au problème du dialogue entre les cultures.

.7. Un auteur a son style, sa manière, son rythme, sa voix, son univers imaginaire, visuel, et sonore. Mais le traducteur, la traductrice, ici, aussi. Certains éditeurs (de romans surtout) préfèrent une traduction qui produise une sorte de langue neutre, qui annule tout, finalement, autant le style de l’auteur que la marque du traducteur. Dans la traduction de poésie on observe deux tendances opposées. Celle qui correspond à la volonté de respecter scrupuleusement l’écriture originelle, au point que le traducteur s’efface. Celle qui, au contraire, assume de laisser transparaître sa propre trace, sans pourtant trahir aucunement le texte, c’est l’idée d’une recréation qui révèle l’essence de l’œuvre, en affinité profonde. Quel est votre point de vue ? Comment vivre cette tension de la traduction-création ? 

Cela a toujours été le nœud de la traduction et de la théorie de la traduction. La tension est continue entre la froideur d’une traduction littérale, et presque mécanique, et une créative. Personnellement je crois que le traducteur laisse toujours sa trace quelle que soit l’option retenue, à tel point que le même texte traduit par deux traducteurs sera toujours différent. J’essaye de trouver une synthèse entre les deux voies : je ne m’éloigne jamais du sens du texte original, j’essaye de ne pas le trahir, même si parfois je dois interpréter certains points, je dois les adapter au goût et à la langue du lecteur. Par contre il y a des cas où j’opte spécifiquement pour une traduction littérale pour transmettre au lecteur certains sentiments de l’auteur tel qu’il a voulu les exprimer. Ce sont les cas où l’auteur utilise l’ironie, veut provoquer, cite des faits culturels ou linguistiques particuliers. Mais nous trahissons à la fin, quelle que soit l’option que nous prenons.

Le traducteur a seulement deux choix, comme nous le lisons dans les considérations du philosophe et philologue Schleiermacher : soit le traducteur laisse l’écrivain en paix autant que possible et déplace le lecteur vers lui, soit il laisse le lecteur en paix autant que possible et déplace l’écrivain vers lui.

.8. En poésie il y a dans un texte du visible, le regard intervient. Mais il y a aussi le son, les sonorités des lettres, et les assonances ou allitérations, le rythme, la ponctuation, l’espace blanc. Traduire c’est rendre autant le visuel que le sonore, la ligne que le blanc. Est-ce qu’un aspect prime, en porte d’entrée première dans un poème ?Ou serait-ce le sens des mots, le vocabulaire, la part métaphorique ? 

Le son est d’une importance primordiale avant même l’écriture, mais c’est un aspect difficile à rendre. Cela est parfois sacrifié dans la traduction. De nombreux textes traduits ont perdu cet aspect esthétique. Si je pense à la poésie arabe, je sais que cela arrive souvent : la traduction devient seulement une tentative. Les langues sont les vecteurs d’expression de mondes réels très différents et, par conséquent, la recherche de termes équivalents entre une langue et une autre est particulièrement complexe.

Les deux domaines qui se rapprochent le plus de l’intraduisibilité totale sont la poésie et la paronomasie; la poésie est difficile à traduire en raison de sa forte relation avec le son (par exemple les rimes) et le rythme de la langue source; la paronomasie et d’autres jeux de mots sémantiques présentent des difficultés en raison de leur lien étroit avec la langue source. Parfois il y a aussi des titres difficiles à traduire.

.9. Les mots, justement, le choix des mots. Car d’une langue à l’autre ce que le dictionnaire ou notre mémoire propose ne correspond pas toujours au sens qu’on perçoit d’une phrase. C’est là qu’interviennent des modifications, des décalages légers pour mieux dire le sens réel. Décider de ces glissements peut apparaître comme la phase la plus difficile de la traduction. Est-ce le cas pour vous ? Ou placez-vous ailleurs la difficulté de cet art qu’est traduire ? 

Oui, le choix des mots est la partie la plus difficile et la plus grande responsabilité. Le traducteur connaît très bien la langue source et la langue cible et comprend les nuances linguistiques, et il n’est pas toujours facile d’être fidèle au texte pour traduire le sens. L’art de traduire comprend également la capacité d’interpréter, déplacer les mots, mettre les mots au service de la traduction et du lecteur. Il faut être qualifié. Dans certains cas, la distance entre les langues est telle que le traducteur est obligé d’intervenir, avec plus ou moins de succès, pour obtenir le même effet, ou au moins un effet équivalent, que celui que l’auteur a voulu pour lui-même.

Contrairement au lecteur, le traducteur lit pour produire, décode pour recoder; mais le territoire à partir duquel il accomplit cette tâche n’est pas un territoire vierge ou simple: en tant qu’individu, il est régi par des schémas d’interprétation et par des principes créatifs spécifiques, des conceptions distinctes sur la façon dont une réalité donnée est ordonnée, de la tradition, des idéologies, des croyances (systèmes de pensée) et, essentiellement, de modèles liés à une dynamique socioculturelle spécifique.

Traditionnellement, les traductions ont été peut-être évaluées sur la base d’une comparaison avec l’original, et cette opération laisse toujours des échecs à mon avis, car le traducteur ne peut pas reproduire tous les aspects linguistiques, culturels, sonores et historiques présents dans le texte initial. Cependant, l’infidélité créative réécrit l’œuvre dans un nouveau contexte et un nouveau style. Le texte change lorsque la langue change, les mots changent, et les circonstances dans lesquelles ils sont lus. En ce sens, la traduction se présente comme un processus d’appropriation dans lequel il y a toujours une perte, mais aussi une transformation et la possibilité de créer quelque chose de nouveau.

.10. Traduire peut avoir un sens qui va au-delà du littéraire. Ainsi, qu’Abdellatif Laâbi ait traduit Ashraf Fayad en français a permis à beaucoup de francophones d’entrer émotionnellement dans son univers, de comprendre mieux la situation et les enjeux, et ainsi de motiver l’engagement pour un soutien. La traduction, dans ce cas, a un poids considérable, acte solidaire majeur. Et que des poètes se mettent à écrire sur lui, pour lui, dans leur langue (comme je l’ai vu sur le site « La macchinasognante » ou sur « Le Scriptorium » de Marseille ), c’est aussi une extension de son œuvre, une sorte de traduction implicite, où ce qui est traduit n’est plus l’œuvre mais l’être. 

Quand j’ai traduit l’œuvre de Fayad je voulais donner au lecteur italien l’exemple d’une œuvre pour laquelle un poète peut être condamné, et c’était mon objectif principal. Il y avait évidemment aussi le but du soutien et de la solidarité, puis l’horizon s’est ouvert et donc ça s’est étendu comme vous pouvez le voir. La traduction engagée est utile surtout pour cela, et ici le professeur Laâbi enseigne. Oui, traduire peut avoir un sens qui va au-delà du littéraire.

Pour lire la critique du nouveau livre d’Abdellatif Laâbi, cliquez ici: Presque riens

*** à suivre

Sana DARGHMOUNI: Traductrice et universitaire. Elle collabore à la revue La machina Sognante . Elle est auteure d’essais.

Propos recueillis par Marie-Claude SAN JUAN: poétesse et blogueuse. Elle collabore à plusieurs revues. Livre: (photographies et textes) Ombres géométriques frôlées par le vent, éd. Unicité, 2020.

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