Dès les premières pages du roman, on est déjà sous les feux de la rampe. Une femme, Bilqiss, condamnée attend sa sentence. Son crime : avoir lancé l’appel à la prière à la place du muezzin. Tous les thèmes du roman sont déjà posés : religion, sanction, châtiment, discrimination, et divinité. C’est de sa cellule, dans l’attente que le juge se décide sur sa sanction, que le discours de la narratrice émane. Dans ce lieu d’isolement et d’incarcération, elle raconte sa société ou tout est interdit, haram. Ce qui laisse très peu de place pour toute approche individuelle de la pratique religieuse dans son sens spirituel. Le rapport à Allah se vit alors dans la peur du châtiment divin, châtiment qui commence ici-bas en prenant une forme physique et corporelle (lapidation, jet de pierres, amputation, et emprisonnement dans le meilleur des cas).
Dans une société rigoriste imaginée par l’auteure, tout écart de conduite mène au châtiment du coupable. La lapidation est monnaie courante et devient divertissement pour une population souffrant d’un vide intérieur. Comment cette femme pouvait-elle survivre à un rigorisme religieux d’une telle fermeté ?
Bilqiss manifeste donc son rejet du rigorisme ambiant et tente d’affirmer son individualité dans son approche de la foi. Elle ne cesse d’interroger la religion à sa façon, car celle que lui offre sa communauté ne lui apporte qu’absurdité et frustrations. La religion dans sa réflexion cède sa place à la raison, à la logique humaine. « Vous flattez Allah mais jamais vous ne l’honorez » (p. 74) déclare-t-elle au juge en faisant son propre plaidoyer. Comment peut-on condamner une jeune femme à mort pour avoir lancé l’appel à la prière ? Elle n’a pourtant rien fait de mal, elle voulait juste rendre service au muezzin qui, amorphe au pied du lit, il lui était impossible de se réveiller avec les hectolitres d’arak qu’il avait ingurgité la veille. Mais « personne ne pouvait accabler un homme de foi » ironise-t-elle. En soulevant des questionnements sur la capacité d’une femme à remplacer un muezzin ou pas, s’ajoute un autre questionnement, celui portant sur le fondement de la lapidation surtout qu’aucune trace de cette pratique ne figure dans le Coran.
Et la sentence tombe, elle sera enterrée jusqu’au cou et lapidée par jet de pierres sur la tête jusqu’à ce que mort s’en suive. Dans sa vulnérabilité la plus totale, Bilqiss ne s’empêche de s’en remettre à Dieu, comme pour y puiser sa force et sa résistance. Une forme d’élévation spirituelle se dégage alors dans le roman. L’esprit se soulève et se détache d’un corps en bouillie, un dos tombant en lambeaux et une chair devenue « une sorte de steak haché qui s’émiettait au fil des coups » (p. 57). Bilqiss n’en veut pas à Dieu au nom de Qui elle se fait lapider, et pour cause elle « ne partage pas le même Dieu» que ses bourreaux (p. 125).La foi reste intacte malgré l’infamie car c’est une foi intime, profonde, enfouie. Jamais surfaite ou imposée. Et l’interprétation du Sacré ne doit pas passer par une quelconque médiation ou arbitrage.
L’approximatif des faits religieux donc, l’appel à la prière au féminin, le rapport entre l’homme et la femme ou encore le port du voile, toute la logique religieuse ambiante est mise en avant dans le roman, et semble dépasser notre narratrice. Comment en est-on arrivés là ? Se demande l’héroïne pour qui, la vie est faite de questionnements. Et ce n’est pas à Allah de donner des réponses toutes faites puisque, pense-t-elle, c’est à nous de trouver notre voie et de faire nos propres choix. Ce serait la seule façon de se découvrir soi-même, de mieux se connaître et donc de mieux se rapprocher de Dieu. Bilqiss remet donc en question l’interprétation humaine du texte sacré.
Paradoxalement, tout le mal que subit Bilqiss au nom d’Allah la conforte dans son idée qu’un Dieu ne pouvait être responsable de tant de haine. C’est ainsi que ses prières ne cessent jamais, même pas en prison. La pratique de la prière n’est nullement imposée mais demeure voulue, inspirée, nécessaire à un équilibre mental et psychique.
Le discours narratif émane donc d’une femme dont la vision de la religiosité va à contresens avec l’ensemble de sa communauté. En refusant de se prendre un avocat commis d’office et en exigeant d’assurer sa défense elle-même, elle pose les jalons d’une adoration divine allant à contre-courant des pratiques religieuses communes et dominantes, tronquées dans la majorité des cas par des interprétations humaines, machistes et irrationnelles.
L’histoire ne s’arrête pas là encore, elle va au-delà de l’exécution d’une pécheresse, puisque Saphia Azzeddine poussant la dramatisation à son extrême, va faire en sorte que le juge, homme de religion par excellence, tombe éperdument amoureux de cette jeune femme frondeuse et hors norme. Représentant d’un régime religieux fermé, ce dernier est en devoir d’appliquer une doctrine islamiste des plus austères. Ainsi, son amour pour Bilqiss est en soi une entrave aux lois imposées. Dans ses longs débats avec elle, il se rend compte de son incapacité à tenir tête à sa logique et à faire face à son discours dopé de spiritualité et d’amour gratuit pour Allah.
La proximité presque intime entre le juge et sa condamnée à mort échappe à tout entendement rigoriste qui n’arrive pas à envisager cette forme de conciliation entre les deux extrêmes. La piété et les enjeux des débats échangés dans la cellule sur la foi et l’adoration personnelle de Dieu ne choquent plus le juge, au contraire, ils vont guider sa vision des choses vers une meilleure compréhension de l’aptitude de Bilqiss à communier avec Son Dieu, et sa volonté de se le réapproprier. Car « Allah m’a été confisqué » lui déclare-t-elle.
L’amour éprouvé par le juge envers sa condamnée permet à bien des égards d’appréhender dans toute sa dimension la haute teneur symbolique des émotions spirituelles d’un côté et la mise en valeur du discours théologique d’une femme face à un homme de l’autre côté. Pour une fois, c’est une femme qui détient une logique infaillible, et c’est à l’homme d’écouter et d’apprendre. De ce point de vue, l’opposition frontale entre un juge éminent religieux et une femme d’une instruction limitée, déstabilise l’équilibre commun et convenu.
Bilqiss renverse les rôles et chamboule l’ordre des choses. Elle impose sa foi et sa religion de manière différente. À cette exigence de dire sa différence, s’ajoute un réel besoin de révéler ses croyances profondes. Force est de souligner, que l’œuvre de Saphia Azzeddine fait preuve d’intertextualité religieuse. Dans ses discours, Bilqiss ne s’empêche de rappeler le lien fait entre les différentes religions, elle convoque ainsi des expressions bibliques et les raccorde sans ménagement à la religion islamique.
Elle n’hésite pas à faire un rappel d’un verset biblique : « Dieu est amour », «ان الله حب», « God is Love » semble nous rappeler Bilqiss dans toutes les langues possibles. L’amour est là, envers et contre tout, non seulement parce que le juge l’aime pour ce qu’elle est, dans sa différence, dans sa spiritualité et dans sa foi inébranlable, mais aussi parce que toute cette histoire a débuté quand, un jour, par amour pour son prochain, Bilqiss s’est aventurée à remplacer le muezzin léthargique et soûl mais aussi à accorder le repos de la prière aux travailleurs épuisés par leurs dures labeurs quotidiennes.
Ce roman, en fin de compte, offre non seulement l’occasion de revisiter la présence du religieux d’une manière profonde et épurée, mais permet surtout de saisir le discours sur la déchéance de la santé morale des croyances actuelles. La pertinence de la question de la spiritualité qui s’y trouve, désigne les choses de l’Esprit au-delà des choses du corps et concerne systématiquement la vie immatérielle de l’âme. Un dualisme apparaît alors entre l’esprit et la matière.
Dois-je me considérer comme corps féminin d’abord avant d’être esprit ? Une femme est-elle en droit de lancer l’appel à la prière ? En quoi cela peut –t-il infliger son rapport avec le divin (ou celui des autres) ? Ces questionnements soulevés par l’excellente Saphia Azzeddine, dans plusieurs de ces romans d’ailleurs, (Confidences à Allah, 2008 ; La Mecque-Phuket 2010 entre autres) raniment le spectre de la société théocratique dans laquelle, paradoxalement, le religieux se serait beaucoup éloigné du spirituel.
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Bilqiss, Saphia Azzeddine, éd. Stock, France, 2015, 2016p.
Note: le nouveau roman de Saphia Azzeddine a paru en 2020 , Mon père en doutait encore; il sera bientôt traité dans le magazine.
L’auteure: née en 1979 au Maroc, Saphia Azzeddine est romancière, actrice et réalisatrice.
Par SABRINA FATMI: universitaire algérienne.