Presque riens – d’Abdellatif Laâbi : inventaire de vie, manifeste humaniste, et testament poétique

Après un recueil de poèmes, L’Espoir à l’arraché (Castor Astral 2018), Abdellatif Laâbi publie son nouveau livre intitulé Presque riens, chez le même éditeur.   L’ouvrage est un recueil de poèmes, augmenté de quelques textes qualifiés d’ inclassables.

L’ensemble des poèmes s’inscrit dans la poésie intime, reflétant le ressenti profond du poète. Des mots surgis de son for intérieur. Il abolit la frontière entre lui et son lecteur. Le JE est donc autobiographique. « Devant le miroir/ je suis trop distrait/pour saisir vraiment/ mon image » (p17.)

Et même quand le poète n’emploie pas le JE, il recourt aux  TU et IL pour se désigner autrement, comme s’il était à la fois autre et lui-même. «  Que restera-il  de ce  qu’il a écrit/ disons dans cinquante ans ? » (p62.)

Alors ces poèmes disent-ils le  passé, le présent, ou le futur ? Sont-ils le fruit du sentimentalisme ou de la lucidité? Offrir une poésie intime  empêche-t-il le  poète d’évoquer l’Autre et l’humanité entière ?

Les poèmes peuvent se diviser en trois catégories séparées et interdépendantes. Dans la première, le poète fait l’inventaire de sa vie en consacrant beaucoup de vers au passé. Ainsi, remontent à la surface enfance marocaine (à Fès), nostalgie,  souvenirs doux-amers, disparitions douloureuses… « Il y eut l’amitié, la fraternité/ la compassion, le partage/ le don de soi/ il y avait des peuples se levant/ comme un seul homme » (p25.).

La deuxième partie peint l’état actuel du poète. Il s’agit d’une vie en sursis, un trou noir, un état dans lequel se croisent et se séparent les  sentiments et sensations : regrets, espoirs, espérance, optimisme, solitude, isolement, douleurs dans le corps et dans l’âme, perte de plaisir, rareté du rire, l’ombre de la fin…Cet état le rend  absent au monde, voire  présent par son absence. «  S’absenter/ pour rejoindre la présence » (p47). La citation d’Al-Maarri qui ouvre le recueil appuie aussi cette situation ; Al-Maarri étant connu pour sa poésie du malaise existentiel.

Face à cet état de malaise  existentiel, d’une mélancolie apprivoisée,  le poète cultive le silence et le questionnement profond. «  Je ne suis plus/ la personne ou l’être d’avant/ je suis qui alors ? » (p28). Malgré le pessimisme régnant, il  «  ne rejoint pas  le chœur des pleureuses » (120) et reste un éternel optimiste croyant.

Dans la dernière partie, le poète fait ses adieux, se disant prêt pour rejoindre l’autre rive, la fin inconnue, le départ final, la destination Nullepart; c’est ainsi qu’il désigne  le bout de l’existence humaine que le lecteur traduirait par « au-delà ».  « La mort a violemment poussé la porte » (p27); « Le poète s’en va » (p130) dit-il à la fin du recueil  des poèmes comme pour conclure à la fois le livre et l’existence.   

Ainsi, les trois catégories sont le fruit à la fois de  sentimentalisme et  de lucidité, poussés à l’extrême.  Elles sont aussi suspendues entre passé, présent et demain.

Bien que les poèmes soient intimes, le poète s’intéresse longuement à l’humanité ; à travers le Moi, c’est l’Autre qui est présent. Il peint des sujets qui disent l’humanité mutilée par les divers maux, la barbarie, la haine, la disparition des belles choses et valeurs, l’hypocrisie…L’humanité est plus qu’un thème récurrent chez Laâbi : c’est une « obsession », un mythe personnel. Il s’inquiète pour l’humanité plus que pour sa propre existence. Il faut rappeler que son combat pour les libertés lui a valu huit ans de prison sous Hassan II. «  Paix/ Tu me manques/ Tu nous manques/ Tu manques à cette humanité perdue/ à cette planète suppliciée » (p79), écrit-il.

Ce caractère humaniste transparaît aussi  dans ses autres recueils poétiques et notamment dans ses livres pour enfants dont  L’orange bleue (éd. Marsam 2007) et  J’atteste contre la barbarie (éd. Rue du Monde 2015). Par son écriture, il est messager de la paix, de la tolérance, et de l’amour.  Là, le parallèle est permis avec l’œuvre d’Amin Maalouf qui, dans ses essais et fictions, tentent de sauver l’humanité de son naufrage.

Les textes « inclassables » sont un croisement homogène de genres : théâtre, poésie, prose…Cependant, leurs deux points communs sont  l’écriture poétique et le caractère humaniste. «  Nous voulons honorer notre serment de veilleurs de la condition humaine » (p152), disent les Arabes Libres dans le texte Manifeste.

Ayant choisi l’exil dans les années 1980 après avoir grandi au Maroc, le poète consacre un long poème à ce thème. «  Pour celui qui l’écrit/ le roman de l’exil est un fardeau » (102).

Certains poèmes sont des hommages sincères  à des amis très chers  tels que le peintre Kamal Boullata (1942 Jérusalem-2019 Berlin), Sakher (peintre palestinien) et le poète-écrivain Issa Makhlouf (1955-Liban).

Le livre est en outre un hymne à l’amour, voire un serment d ‘amour ;  il est dédié à Jocelyne qui est à la fois son épouse et sa compagne de combat. «  À Jocelyne, pour le reste du chemin et…au-delà ».  Elle est écrivaine et traductrice, ayant vécu comme lui entre deux rives Maroc-France. D’ailleurs, l’amour est chanté grâce à plusieurs vers.  «  Bientôt/ soixante-dix-sept-ans/ et je voudrais/ que dis-je ?/ je veux aimer/ et être aimé/ comme à vingt ! » (123.).  « Je n’ai peur/ que du dépérissement de l’amour » ajout-il. (124.)

La mythologie et le soufisme sont deux sources d’inspiration pour le poète. Le lecteur rencontre Ulysse, Sisyphe, et découvre la dissolution soufie de l’âme dans l’univers fluide. «  Soufi ! / Héritier et passeur » (p128), scande-t-il. Le recueil s’ouvre ausi sur  des vers de Niffari et de Khayyâm, considérés comme deux grandes plumes soufies.

Le poète offre en plus des réflexions sur l’écriture en évoquant la poésie, la traduction, et la langue.  Les tout premiers vers montrent le lien addictif du poète  à l’écriture. «  Ma voix/ ne cesse de me répéter : tu n’es pas obligé d’écrire/ je lui donne entièrement raison/ mais voilà/ ma main continue/ à s’activer sur la page » (p13). Pour Laâbi, l’écriture sauve comme il l’indique dans le poème La poésie m’a sauvé.

Les poèmes sont de la poésie libre ; les vers sont tantôt brefs  reflétant une plume mélancolique-silencieuse, tantôt longs miroitant une âme  subversive-joyeuse. Malgré le ton libre, certains vers sont lyriques de  par leur musicalité qui rappelle la poésie de langue arabe très chère au poète. « Il vivote/ Papote et mamote/Picore et buvote/ conformément à toute attente/ s’indigne et se révolte » (p58). « Mamoter » est un néologisme créé par le poète en référence au verbe « papoter ». L’invention de mots est aussi une des caractéristiques de la poésie de Laâbi.

Les mots sont limpides, simples, mais profonds. Avec un lexique clair l’auteur sculpte des thèmes abyssaux que la poésie explore avec beauté. La couverture est un dessin à l’encre de Chine de Mohammed Kacimi, représentant un corps pris  dans un cyclone qui mène vers un abîme, laissant derrière lui les traces de son existence. Laâbi n’enferme pas la poésie dans la structure classique; il la ravive par son style et en la mariant à d’autres arts comme la peinture.

Le titre est ironique et illustre l’humilité du poète. Ces riens sont en revanche des trésors merveilleux qui disent les grands sujets de l’humanité, le ressenti profond de l’humain fait de  certitudes et de doutes, de douceur et d’amertume.

À la lisière de l’amertume et de la sérénité, du sentimentalisme et de la lucidité, Presque riens  est un inventaire d’une vie riche, un manifeste universel pour la paix et l’amour, et un testament poétique. Un beau livre qui dit l’humanité à travers le Moi intime.

Pour lire un texte inédit d’Abdellatif Laâbi cliquez ici: L’hommage à Tahar Djaout.

***

Note: le slash contenu dans les citations indique la fin du vers dans le texte original.

Point fort du livre : le fond humaniste.

Belle citation : «  Jusqu’à maintenant/ la poésie m’a sauvé/ mais je comprends/ qu’elle puisse se lasser/ des appels aux secours/ même de ses fidèles serviteurs » (p44).

L’auteur : né en 1942 à Fès (Maroc), Abdellatif Laâbi est un poète, écrivain, et traducteur. En 1966, il fonde la revue Souffles. Sa poésie a été couronnée par plusieurs prix dont Le Goncourt. Il vit en France. Pour plus d’informations sur l’auteur, voici son site officiel: Abdellatif Laâbi.

Presque riens, Abdellatif Laâbi, éd. Castor Astral, France, 2020, 168p.

Par TAWFIQ BELFADEL

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