Libérations arabes en souffrance – d’Ahmad Beydoun: obstacles de la modernité au monde arabe

Sous-titré Approches aléatoires d’une modernisation entravée, publié par Actes Sud en partenariat avec L’Orient des Livres, Libérations arabes en souffrance  est un recueil de textes informatifs à la lisière de l’article scientifique et l’article journalistique. À l’exception d’un seul qui  a été réécrit en français par l’auteur lui-même, les textes ont été écrits directement en français. Leur choix a été motivé par «  la complémentarité de leurs thèmes et la convergence de leurs analyses » (p10).

En guise d’introduction, l’auteur se souvient de son enfance à Bint Jbeil au pays natal, le Liban, et de sa relation  précoce avec la langue française. « Fait crucial : je vivais désormais mes inquiétudes métaphysiques en termes français » (p14.). Très tôt, adolescent, il faisait de grandes lectures.

Dans le même texte, il décale sa passion pour l’existentialisme et le marxisme, et pour la philosophie en général.  En tant que bilingue, il y souligne la complémentarité de l’arabe et le français, la première étant belle par ses sens, et la deuxième par ses structures. 

Le deuxième texte peint la confrontation des traditions avec la modernité dans les pays du monde  arabe  et qui touche tous les domaines y compris la langue et la poésie…Elle est source de confusions, de contradictions, de violence, et empêche le processus de modernisation. Il donne l’exemple suivant : les pays acceptent la modernité alors qu’ils s’inspirent toujours  de la charia qui est caduque à présent.  Vu les entraves des traditions, « la modernité a pénétré, en Orient, par effraction (…) » (p38.)

Le troisième article explore certains   problèmes de la langue arabe. L’auteur évoque la traduction littérale de mots étrangers qui dénude ces derniers de leurs sens. Par exemple, au lieu de désigner  « ascenseur » par un mot arabe, les linguistes et les sujets de cette langue  adoptent le même mot étranger en l’arabisant par la graphie ; ce qui fait que le mot perd sa nature sémantique dans le monde  arabe. C’est un problème qui incite l’auteur à dire   que «  la relation entre l’arabe et le monde d’aujourd’hui es déréglée, gravement inadéquate » (p64). Ainsi, les créateurs (poètes, romanciers..) ont un obstacle pour accéder à l’universalité.

Ahmad Beydoun consacre un long texte, une sorte d’hommage,  à Taha Hussein (1889-1973) intitulé Les deux  vies de Taha Hussein . C’est un célèbre écrivain et critique de langue arabe, et un des premiers universitaires de l’Égypte.

L’auteur évoque le grand travail de Taha sur la poésie antéislamique à cause duquel il a été accusé pour offense à l’islam, et  la rancune de la presse qu’il subissait. Celle-ci  l’accusait d’être «  un cheval de Troie de la culture et même de la politique occidentale » (p82). Comme l’indique le titre de l’article, Taha secoue le monde intellectuel de son vivant et même après sa mort.

L’auteur consacre son cinquième texte à des images du corps en islam, synthétisées des ouvrages d’Abu Jafar Al-Tusi, un des grands penseurs  du chiisme. En énumérant les rituels de la purification, l’auteur souligne la relation  fondamentale du corps avec la spiritualité. Alors qu’il paraît une entité simple dans d’autres religions et cultures, en islam le corps est un élément  très complexe.  

Dans le texte suivant, Ahmad Beydoun  analyse les grandes difficultés qui empêchent la démocratie dans les pays chiites. Une d’elles : selon le chiisme, le chef doit avoir une légitimité religieuse, une sorte de calife ou d’imam suprême,  contrairement au système démocratique qui n’a pas de critère religieux.

Ensuite, l’auteur aborde le sujet de la laïcité dans le monde   arabe. Pour lui, elle vit un échec parce qu’elle est coincée entre les pouvoirs despotiques et les islamistes. Il souligne aussi la « pudeur » des militants et intellectuels qui ne  revendiquent pas ouvertement la laïcité, remplaçant ce mot par d’autres termes  au sens vague comme « Etat civil », appellation récupérée même par les islamistes ; ce qui est une confusion qui empêche la laïcité. Réduit à des expressions simples et timides, le courant laïc n’existe pas encore selon Beydoun. « Toutefois, la première tâche du courant laïc est celle d’exister » (p144).

Le huitième texte est un portrait de Beyrouth, la ville qui « ne manque pas de laudateurs » (p145). L’auteur confronte la ville vue par les non-Libanais avec celle vue par ses natifs. Le neuvième texte analyse les empêchements de la démocratie au Liban (dont le communautarisme)  en faisant le parallèle avec une œuvre artistique de Rabih Mroué.

En guise de conclusion, le dernier texte  offre des extraits qui expliquent la relation entre le corps, élément à la fois individuel et collectif, et la démocratie.

Dans ce livre, Ahmad Beydoun s’appuie particulièrement sur la synthèse. L’analyse n’est pas absente mais rare. L’auteur se contente souvent d’énumérer les faits avec précision et laisse le soin au lecteur d’analyser et de juger.

Le petit élément faible du livre, malgré son ensemble si intéressant, est de proposer des articles anciens (certains datant des années 1980 et 1990) sans grand intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui ; jadis, dans leur contexte d’antan, ils étaient d’actualité et avaient tant d’importance. Par exemple, le lecteur d’aujourd’hui a moins d’intérêt à lire des détails minutieux sur les ablutions ou l’histoire du chiisme ; il a cependant soif de lire sur les révolutions arabes contemporaines ou sur l’essor des dictatures dans le monde arabe , sujets négligés par Ahmad Beydoun.

Ancré au Liban, riche en informations, un carrefour des divers domaines, Libérations arabes en souffrances  est un essai  qui dévoile les entraves de la démocratie et de la modernité dans le monde arabe. Ce livre est une fresque géante du Moyen Orient ! 

***

Note: dans cet article « monde arabe » ne réduit pas les diverses cultures et identités de cette Région en une expression  construite par l’Occident. « Monde arabe » sert ici de repère.

Point fort du livre : diversité des thèmes.

Belle citation : « Le monde où s’étaient déroulées mon enfance et mon adolescence chavirait. Mais au fond de mon cœur était désormais planté, comme une écharde, un mot bien français : liberté. » (p 16).

L’auteur : né en 1943 au Liban, Ahmad Beydoun est écrivain et sociologue.  Il a publié  La Dégénérescence  du Liban ou la Réforme orpheline  chez Actes Sud en 2009.

Libérations arabes en souffrance, Ahmad Beydoun, éd. Actes Sud/L’Orient des livres, France-Liban, 2020, 184p.

Par TAWFIQ BELFADEL

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