Les révolutions ayant secoué certains pays du Maghreb et d’Orient, connues sous le nom de Printemps arabe, sont devenues une source d’inspiration pour les écrivains. Construites sur un fond réel de révolte, les fictions ont des points communs malgré la différence des formes et outils: elles fustigent la dictature et font l’éloge de toutes les libertés (la parole, l’amour, la pensée…).
L’immolation de Mohammed Bouazizi (17 décembre 2010) a inspiré Tahar Ben Jelloun un petit récit intitulé Par le feu (Gallimard 2011). À son tour, Hella Feki vient de publier son premier roman inspirée par la révolution tunisienne, Noces de jasmin.
Noces de jasmin est une fiction sur fond d’élément réel : la révolution tunisienne, dite la révolution de jasmin. Le roman est divisé en trois parties, chacune constituée de chapitres numérotés et titrés. « Dehors, la Tunisie s’embrase. Les quartiers brûlent » (p13).
La fiction n’est pas centrée sur un seul personnage. Le roman est pluriel, mettant en scène des personnages tunisiens jouant chacun un rôle dans la révolution.
Il y a d’abord Mehdi: journaliste et blogueur engagé. En janvier, il est arrêté, emprisonné, torturé. « Le visage de Mehdi est peut-être aujourd’hui à l’image du pays : des vallées fissurées, des surfaces dévastées, des paupières brulées, des yeux ruinés » (p133). En cellule, il écrit pour se sauver. Il écoute aussi les cris de la révolte venus des rues et pense longuement à son amoureuse Essia.
Il y a ensuite Essia : née d’un père tunisien (Yacine) et d’une maman française (Julie), elle travaille à l’Institut Français de Tunis. L’absence soudaine de son amour Mehdi l’inquiète profondément : elle mène sa recherche tout en se remémorant les jours mielleux de leur relation.
En plus, il y a Yacine : père d’Essia, époux de Julie, pharmacien qui a suivi ses études en France puis il est revenu s’installer à Tunis. Pour réparer le silence de sa génération face au gouvernement, il participe à la révolution en soignant les blessés et en fournissant des nécessités pharmaceutiques.
D’autres personnages existent; les histoires des uns et des autres se croisent. Leur centre névralgique commun est la révolution. Alors Mehdi échappera-t-il aux mains des tortionnaires ? Essia retrouvera-t-elle son amoureux ? Que cache la révolution de jasmin pour ces personnages révoltés ?
L’auteure s’inspire de la révolution tunisienne qui constitue le fond de la fiction. Ainsi, réel et imaginaire se mêlent. « Des cendres d’un homme et d’un peuple est née une révolution » (p196). L’organisation du roman est conditionnée par les phases de la révolution, des prémices jusqu’à la chute du régime. Certains faits réels sont cités tels quels dans le roman comme l’affaire Bouazizi, les manifestations, et le piratage des sites gouvernementaux par un groupe d’Anonymous. D’autres faits sont maquillés avec fiction comme l’arrestation des blogueurs le 06-01-2011 ; le cas du personnage fictionnel Mehdi. Le roman peint notamment le rôle majeur d’Internet et de l’informatique dans la révolution.
Dans l’annexe, l’auteure énumère les dates importantes de cette révolution : de l’immolation de Bouazizi jusqu’au 15 janvier 2011 qui indique la fin de Ben Ali et le commencement d’une nouvelle page pour la Tunisie. La part documentaire est donc omniprésente.
En plus de l’univers de la révolution, le roman est une ode à l’amour. Il peint des histoires d’amour sublimes : Mehdi et Essia; Yacine et Julie; Maissa la grand-mère d’Essia, mariée enfant, qui fugue pour rejoindre son amoureux. L’amour a aussi un caractère de révolution vu qu’il constitue une liberté de l’être et un défi envers les interdits tout comme en politique.
Ainsi, les trois histoires citées sont une lutte du fait qu’elles ne sont pas acceptées par les autres. « Politique, sexe, opinions religieuses : 404notfound. Il est interdit de penser, interdit de tutoyer l’érotisme, interdit de porter la barbe. Société névrosée, censurée, étouffée, qui finira par exploser » (p65). Plus qu’une notion politique, la révolution est un fait existentiel dans le roman. Se chercher et s’affirmer parmi les interdits et le chaos.
Le roman fustige la tradition. Comme l’amour, cela a un lien avec la révolution aussi. Puisque la révolution, c’est remettre en cause et revendiquer. Le personnage Maissa est un symbole de cette tradition. Elle et son mari ont refusé le mariage de leur fils Yacine avec la Française Julie. « Mais cela n’empêche pas que Julie soit rejetée par les miens. Mon père m’avait réservé un mariage avec une cousine » (p27). Les parents de Mehdi n’acceptent pas la relation de leur fils avec Essia qui n’a pas, à leurs yeux, l’air tunisien et représente une menace pour l’honneur de la famille.
Le roman peint également le thème de l’identité. L’auteure fait l’éloge de l’identité hybride qui trouve sa cohérence dans la diversité. Essia est née d’un père tunisien et d’une mère française ; elle revendique ces nuances. « Cette mixité, je la connais, elle est en moi. Mon métissage est une infinité de nuances… » (p62). Là, l’auteure s’est inspirée de sa propre vie : elle a grandi en Tunisie et vécu dans divers pays ( France, Sénégal , Inde..). Elle se dit à travers la fiction, en glissant discrètement des faits autobiographiques.
Pour découvrir les autres livres sur l’identité cliquez ici: Identité
L’auteure rend hommage aux gens de la révolution et notamment à Mohammed Bouazizi, nom par le quel s’ouvre le roman. « Il y a trois semaines, un homme s’est levé et a immolé le silence de la Tunisie. Lui, Mohammed Bouazizi… » (p13). C’est aussi un hommage à deux villes tunisiennes : Tunis et Sfax. La première est sa ville d’origine. La deuxième est peut-être liée à ses rhizomes identitaires.
Le roman revisite l’Histoire et le passé, comme l’indépendance et le mandat de Bourguiba.« Pour moi, Bourguiba est l’un des grands hommes de l’Histoire » (p55). L’auteure revisite le passé pour mieux dire le présent. Le temps dominant est d’ailleurs le présent de l’indicatif : le roman actualise le passé comme s’il se déroulait au moment actuel devant le lecteur. Ce fait sert à raviver et à éterniser la mémoire collective.
Le coté ethnographique est aussi présent. L’auteure glisse çà et là des éléments de patrimoine (traditions, contes, gastronomie) et des mots du dialecte tunisien. « Nous partageons des bricks à l’œuf et au thon, une slata méchouia et une ojja aux merguez » (p155). Ce fait permet à l’Autre de découvrir la Tunisie, et à l’auteure de nouer avec son pays natal.
En outre, l’auteure fait l’éloge de l’érotisme. Des scènes d’amour sont très explicites et sensuelles. Le corps n’est pas ici un amas de chair et d’os mais une philosophie profonde. Il est aussi lié à l’écriture. « Écrire c’est comme l’amour. C’est nu » (p99). Cela rappelle le dernier roman de Mustapha Benfodil Body writing qui fait le parallèle entre écriture et corps.
Pour lire la critique du dernier roman de Mustapha Benfodil, cliquez ici: Body writing
La structure du roman est attirante. Le livre est un ensemble de fragments séparés mais qui constituent ensemble un tout homogène. Les narrateurs sont divers : du narrateur-personnage (Essia, Mehdi, Yacine), la narration polyphonique glisse au TU et au narrateur extérieur. Il y a même des fragments racontés par la cellule où se trouve Mehdi. La chronologie des chapitres est un leurre : à l’intérieur, la linéarité est brisée par les retours (flashbacks) et prévisions. Cette narration éclatée attire l’attention du lecteur et donne de l’importance au roman : en lisant, le lecteur construit lui-même la fiction.
L’écriture est superbe, imprégnée de poésie. Certains phrases et passages sont purement poétiques. Les titres des chapitres sont des vers. Ce fait embellit le texte et attire l’attention du lecteur. Car, le roman n’est pas en fait un document sur la révolution : mais une œuvre artistique sur fond de réalité. « Je fais naître la lune dans son regard. Je vois dans ses yeux que je l’habite déjà » (p19).
Ce qui constitue un petit point faible du roman, c’est l’intrusion de l’auteure dans certains passages. Par intrusion, on entend la fusion de l’écrivain avec le narrateur : au lieu d’exprimer des idées par des faits fictionnels (actions, descriptions, dialogues…), l’auteur prend la place du narrateur et fait des digressions en sortant du contexte de la fiction. L’intrusion naît de la frontière sensible entre fiction et réel. Exemple : »Chacun invente des règles. Les Tunisiens conduisent leurs voitures comme on les maltraite. Ils jouent les coudes. »( p93). Là, c’et Hella Feki qui prend la place du narrateur-personnage, au lieu de créer un fait fictionnel (actions, scène…) qui miroite la mauvaise conduite des Tunisiens. Car la fiction est la propriété des personnages et narrateurs, pas de l’écrivain.
Cependant, ce point n’altère point la grande beauté du roman qui séduit à la fois par sa thématique, sa structure, et son écriture.
Pour des lectures croisées, il est important de lire ces romans inspirés par les révolutions: J’ai couru vers le Nil d’Alaa El Aswany, Le dernier Syrien d’Omar Youssef Souleimane, Dans les yeux du ciel de Rachid Benzine. Noces de Jasmin a tant de point communs avec ces romans.
Inspiré par la révolution tunisienne, cri d’amour et de révolte, embelli d’une belle poésie, Noces de jasmin est un éloge de toutes les libertés en temps de dictature. Premier et grand roman de la révolution tunisienne.
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Point fort du livre : plume poétique.
Belle citation : « Le corps devrait tenir un journal. Nous l’habitons depuis l’enfance et nous le sentons parfois révéler le jardin secret d’un territoire tout entier. Peut-être qu’au fond, il faut réinventer sa liberté. » (p 196)
L’auteure : 38 ans, Hella Feki est professeure de lettres et formatrice d’enseignants. Elle a grandi en Tunisie et vécu dans divers pays dont la France, l’Inde, le Sénégal…
Noces de Jasmin, Hella Feki, éd. JCLattès, label La Grenade, France, 2020, 220p.
Par TAWFIQ BELFADEL
2 commentaires sur « Noces de jasmin – de Hella Feki: le roman de la révolution tunisienne »