Il s’agit du dernier roman d’Alaa el Aswany. Il est labyrinthique et se présente comme un ensemble de petits-romans avec des intrigues diverses et de nombreux personnages. Tout se passe au Caire et ses environs en 2011, année de la révolution contre Moubarak et le système politique. « La place Tahrir était devenue une petite république indépendante-la première terre égyptienne libérée de la dictature. » (p200)
Il y a d’abord le général Alouani, haut grade de la Sécurité qui donne souvent l’ordre de torturer et de tuer. Sa fille Dania, future médecin, choisit la révolution aux cotés de son ami pauvre Khaled et défie ainsi son père le général qui est contre la révolution.
Il y a ensuite Mazen, un ingénieur dans une cimenterie ravagée par la corruption. Il s’engage dans la révolution en compagnie de son amoureuse Asma qui, elle aussi, défie son père qui est contre la révolution.
En plus, il y a Achraf, un riche copte qui choisit la révolution parmi les jeunes. Ce choix annonce la rupture avec son épouse qui est contre la révolution.
Il y a aussi le prédicateur cheikh Chamel qui attire des millions d’Egyptiens par ses fatwas et ses prêches. Contre la rébellion, il soutient le pouvoir et l’aide à réussir la contre-révolution en déclarant que la révolte des Egyptiens n’est qu’un complot occidental.
Par ailleurs, il y a Nourhane, une journaliste TV qui multiplie les mariages pour réaliser ses intérêts matériels. Comme Chamel, elle aide le pouvoir à installer la contre-révolution.
Enfin, il existe d’autres personnages partagés entre révolution et contre-révolution. Quels destins auront-ils ces jeunes de la révolution dans une Egypte pleine de faux-semblants et d’hypocrisies ?
Alaa EL Aswany déconstruit les stéréotypes classiques faisant de l’Egypte un paradis. Il peint une Egypte faite de faux-semblants et d’hypocrisies. Le général Alouani semble un pieux et sérieux pratiquant musulman, mais ordonne de torturer et de tuer. La journaliste Nourhane semble une sérieuse femme voilée mais arnaque ses maris pour défendre ses intérêts…Autrement dit, l’auteur peint le thème de l’Egypte mensongère à travers divers sous-thèmes comme l’hypocrisie, le mensonge, la corruption, la dictature.
Voici un court extrait qui illustre les choix thématiques du romancier : « Les Égyptiens vivent dans’’ une république comme si’’. Ils vivent au milieu d’un ensemble de mensonges qui tiennent lieu de réalité. Ils pratiquent la religion d’une façon rituelle et semblent pieux alors qu’en vérité ils sont complètement corrompus. Tout en Égypte est ‘’ comme si’’ c’était vrai, alors que ce n’est que mensonge sur mensonge, à commencer par le président de la République qui gouverne grâce à des élections frauduleuses, mais que le peuple complimente pour sa victoire(…). En Égypte tout est mensonge, en dehors de la révolution. La révolution seule était la vérité. C’était pour cela qu’ils la détestaient, parce qu’elle dévoilait leur corruption et leur hypocrisie » (pp 421.422).
Comme dans ses précédents romans, l’auteur utilise un mécanisme double : la simplicité-profonde. Avec une langue limpide, l’auteur insère des scènes et des faits qui paraissent ordinaires mais qui, grâce à une lecture avertie, miroitent des réalités profondes et subversives. En somme, son écriture est constituée de deux couches : l’une simple et l’autre profonde.
Le romancier s’est largement inspiré de la réalité égyptienne en insérant même des témoignages de manifestants. Certains extraits ressemblent plutôt à des chroniques vu que le romancier est aussi chroniqueur. En d’autres termes, Alaa mêle divers types et mécanismes : l’épistolaire, le réalisme, la chronique…Le roman est un ensemble cohérent de nombreuses unités disparates.
Le roman se compose de plusieurs chapitres. La narration se balance de narrateurs-personnages au narrateur-omniscient. Ce mécanisme renforce l’intrigue et attire l’attention du lecteur.
La structure narrative est fragmentaire: le lecteur ne trouve la suite d’un tel chapitre qu’après deux ou trois autres chapitres. Ce procédé attire l’attention du lecteur et installe le suspens.
Le roman est traduit de l’arabe par son fidèle traducteur Gilles Gauthier; sa traduction est si agréable que le lecteur aurait l’impression que le livre a été écrit directement en français.
À travers une fiction nourrie de vérités, Alaa El Aswany rend hommage aux gens de la révolution, la seule vérité égyptienne. Il fustige aussi ceux qui ont transformé l’Egypte en République de « Comme si ». Une plume audacieuse, un roman poignant.
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Note: Alaa El Aswany est poursuivi en justice en Égypte à cause de ce roman et de ses chroniques.
Point fort du livre: plume engagée.
Belle citation: « En Égypte tout est mensonge, en dehors de la révolution. La révolution seule était la vérité. C’était pour cela qu’ils la détestaient, parce qu’elle dévoilait leur corruption et leur hypocrisie » (p422).
L’auteur: né en 1957 au Caire, Alaa El Aswany est un écrivain et chroniqueur. Il a travaillé comme dentiste dans la capitale égyptienne. Son roman L‘Immeuble Yacoubian a eu un succès international. Il est auteur de : J’aurais voulu être égyptien, Chicago, Automobile Club d’Egypte.
J’ai couru vers le Nil , Alaa El Aswany, traduit (arabe) par Gilles Gauthier, éd. Actes Sud, 2018, 432p, 23 euros.
- Le nouveau livre d’Alaa El Aswany a été publié récemment: Le syndrome de la dictature (Actes Sud). Il sera bientôt traité dans Lecture-Monde.
- Cet article a été publié auparavant par le même rédacteur dans un autre média.
Par TAWFIQ BELFADEL
2 commentaires sur « J’ai couru vers le Nil – d’Alaa El Aswany : L’Égypte des faux-semblants »