Alger, journal intense / Body writing – de Mustapha Benfodil : thérapie graphique de l’Algérie

Le dernier roman de Mustapha Benfodil a été publié par deux maisons d’éditions : chez Barzakh en  Algérie sous le titre  Body writing.Vie et mort de Karim Fatimi, écrivain (1968-2014), et chez Macula en France sous le titre  Alger, journal intense.

Karim Fatimi (1968-2014), célèbre  astrophysicien  algérien, trouve la mort dans un accident quelque part à Alger.  Sa femme Mounia trouve dans la maison plusieurs cahiers de son mari. « Voici ma Boite Noire. Quand je crèverai, libre à vous de l’éventrer et d’en extirper les ultimes secrets d’une âme errante » (p61- journal de Karim).    À travers ces cahiers-charniers, elle découvre ainsi Karim l’étudiant, le militant, l’astronome, l’amoureux, l’homme timide et pessimiste, l’écrivain « impubliable »…

Artiste-photographe, Mounia commence à écrire à son tour. Une sorte de prolongation des mots de son mari, de contre-journal, ou d’auto-thérapie…« Je t’écris et nos corps s’entremêlent dans un corps à corps scripturaire » (p60.). Aux mots du couple, s’ajoutent les mots et dessins de leur fillette Neïla.   Alors vers où mènera-t-il Mounia, ce jeu narratif, ce corps à corps graphique ?

Le roman est présenté sous une forme de récits superposés, celui de Karim et celui de Mounia. Ainsi, se mêlent témoignage et fiction. Leurs récits se croisent et se séparent pour évoquer l’écriture, Alger, l’Algérie et ses  plaies, Octobre 1988, la décennie noire des années 1990, la dictature…Autrement dit, un roman-puzzle aux morceaux disparates pour dire une seule Algérie.

La structure est l’élément crucial de ce roman. Il s’agit d’un patchwork harmonieux constitué de narrations imbriquées, de collage, de dessins, de fragments disparates,  de photos, de calligrammes, de ratures, de textes en arabe et en dialecte algérien…Les tons et les genres cohabitent : prose, poésie, absurde, surréalisme, témoignage…

L’insertion des mots et dessins de la fille Neïla n’est pas fortuite. Il s’agit d’une fausse naïveté grâce à laquelle l’auteur aborde des sujets sensibles.  Cela rappelle le mythique Petit Prince et ses dessins. « J’aime pas l’Algérie !(…) -Parce qu’il y a les policiers »  dit Neïla (p125). Ainsi, à travers cette phrase au ton enfantin, le lecteur découvre que l’uniforme viole les libertés.

La poésie est omniprésente. Çà et là, l’auteur insère des vers ; cela donne plus de beauté et de profondeur à la prose. Un procédé que beaucoup d’écrivains utilisent dans ces temps où la  publication de la poésie est devenue  très rare. « Tes doigts pianotant des élégies suaves sur mes reins. La lune sur chaque sein » (p99).

L’auteur forge une réflexion sur l’écriture. Qu’est-ce qu’écrire ? Il explore l’idée  de l’écriture-corps : l’écriture est un corps et celui-ci est une écriture. Chaque morceau  de chair est une page. Lire comme toucher une peau et écrire avec son corps. En écrivant à son tour, Mounia a l’impression que son écriture fait ressusciter Karim. Son dialogue imaginaire avec lui est un corps à corps  scriptural. Elle se souvient aussi que son mari écrivait sur sa peau dans leur intimité. « Chaque page est une main, un cœur, un rein ou un quelconque organe ou morceau de chair en ‘poétification’ » écrit-elle (p52)

À travers cette fiction, Mustapha Benfodil insère des fragments autobiographiques. Lui et Karim sont nés la même année (1968) ; les dessins de Neïla sont en réalité réalisés par  sa fille Leila ; lui et son personnage ont des points communs : ils ont vu et vécu les cauchemars de l’Algérie (Octobre 88, les années 1990), l’écriture, le militantisme pour les libertés…

Mêlant les genres et les tons, déconstruisant les clichés et les règles classiques d’écriture, à la lisière du témoignage et  de la fiction,  ce roman    fouille les plaies profondes de l’Algérie pour mieux les suturer. Un roman qui  fait la thérapie du corps traumatisé de l’Algérie.

***

Note : Mustapha Benfodil a eu le prix Mohammed Dib 2020 pour ce roman.

Point fort du livre: la structure.

Belle citation: « Je t’écris et nos mots s’entremêlent dans un corps à corps scripturaire, et ta peau qui se réveille et brise l’ordre du suaire, et je lis tes transpirations dans tes transcriptions… »(p60).

L’auteur : Né en 1968, Mustapha Benfodil est un journaliste, poète, dramaturge, et écrivain algérien. Il a déjà publié en Algérie :  Les bavardages du Seul ,  Archéologie du chaos (amoureux) . Certaines de ses pièces ont été mises en scène  et jouées en France.

Alger, journal intense, Mustapha Benfodil, éd. Macula, France, 2019, 265p.

 Body writing. Vie et mort de Karim Fatimi, écrivain (1968-2014), Mustapha Benfodil, éd. Barzakh, Algérie, 2018.

  • La présente critique a été faite à partir de la version des éditions Macula.

Par TAWFIQ BELFADEL

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :