Après un récent recueil de poésie L’exil n’a pas d’ombre (éd. Bruno Doucey), Jeanne Benameur continue avec son nouveau roman Ceux qui partent d’explorer les profondeurs de l’exil.
La fiction se déroule en 1910 où des émigrants venus de différentes terres débarquent sur l’île Ellis Island, à l’entrée de New York. Ici, ils doivent attendre et passer les contrôles avant leur acceptation sur le sol américain. Leur vie est suspendue entre la terre quittée et la terre d’accueil. « Nous sommes, nous, ici en longues files, attendant dans une brèche du temps, coincés entre deux tours d’horloge. Notre vie est suspendue » (p106.)
Parmi les nombreux émigrants, il y a les deux Italiens Donato et sa fille Emilia. Lui est un célèbre comédien, fou passionné de L’Enéide de Virgile qu’il porte toujours dans sa main ; sa fille sait peindre. Il y a aussi Esther la jeune Arménienne et Gabor le violoniste… Le seul personnage qui ne vient pas d’ailleurs est Andrew. C’est un jeune Américain qui vient sur l’île pour photographier les arrivants. La beauté d’Emilia le secoue et bouleverse ses sentiments, les photos de l’île le mènent au secret de ses origines et ses ancêtres.
Pendant ces heures d’attente sur l’île, les destins se croisent et les sentiments se mêlent : on chante et on danse, on pleure, on fait l’amour, on rêve, on se souvient de la terre d’avant…Si les autres passent la nuit à attendre et à rêver, Emilia la passe dans les bras de Gabor. Alors le suivra-t-elle au matin ou bien l’abandonnera-t-elle pour protéger sa liberté sacrée pour laquelle elle a choisi l’Amérique ? Cherche-t-elle l’Amérique ou elle-même ?
L’auteure explore un thème qui est récurrent dans ses œuvres : l’exil. Il est son mythe personnel. Mais à chaque fois, elle l’explore à travers un angle nouveau. Le roman présente l’émigration, le départ, comme un choix. Donato et sa fille sont une famille aisée. Ils ont quitté l’Italie par libre choix, jamais à cause de la misère ou la guerre. À la place de la nostalgie, de l’envie de retour, il y a la liberté du départ et l’attente de demain. Voilà, une autre vision de l’exil qu’explore avec profondeur ce roman : partir sans envie de retour.
Ce qui illustre bien cet amour du départ, c’est le livre tenu chaque instant par Donato : l’Énéide de Virgile. Un texte mythique qui fait l’éloge du départ. Donato dit : « J’ai toujours préféré Énée à Ulysse pour cela. Énée est celui qui brûle les vaisseaux au fond de son cœur. Il part. Sans se retourner. Il devra faire souche ailleurs. Tout recommencer. » (p 35). Autrement dit, ce roman présente des amoureux du départ, des Enée(s) libres.
Bien que focalisé sur Donato et sa fille, le roman présente une fiction au pluriel. La narration fait alterner les récits de divers personnages ayant comme point commun le départ. Ce qui donne un caractère polyphonique au roman.
Aux récits de Gabor, d’Esther, et des autres émigrants, se mêle le récit du photographe Andrew, Américain né en Amérique. Ses photos des arrivants lui font découvrir pour la première fois qu’il a des racines ailleurs, en Islande, terre quittée jadis par son père. « Ceux » et « nous » sont des pronoms qui illustrent clairement cela. Ce croisement de vies diverses autour du même thème est un moyen qui permet à l’auteure de forger cette réflexion : toute vie est faite de départ ou de départs.
Au thème majeur du départ, s’ajoutent d’autres thèmes qui ne font que le compléter : le rêve, la mémoire, et la langue maternelle. Ils constituent le seul lien fort avec la terre quittée. Mais à la place de la nostalgie, ils procurent plaisir et liberté. Par exemple, quand Donato et sa fille parlent en italien, ils se sentent heureux. « Tant que nous parlons notre langue, notre pays, même loin, même dévasté, est habité » (p 166).
En somme, le thème du départ n’est qu’un moyen pour explorer le rapport de l’Homme au monde : ce n’est pas le périple qui compte, mais l’humanité des personnages et leur questionnement existentiel.
Bien que l’île Ellis Island soit un pan majeur de l’histoire de l’immigration en Amérique, l’auteure met à la marge le côté historique. Dans le roman, le point primordial est l’île en elle-même : un espace qui permet de représenter l’attente, l’entre-deux, la vie suspendue…
Cependant, il faut signaler que l’auteure a fait une documentation sur Ellis Island et son histoire, comme elle le déclare elle-même à la fin du livre. Cette documentation a permis à l’auteure de construire un décor parfait pour sa fiction et d’insérer convenablement ses personnages.
L’auteure s’est inspirée aussi de sa vie qui est marquée par des départs. Tout comme son personnage Emilia qui a perdu sa mère avant le départ, la maman de Jeanne Benameur était aussi italienne. L’auteure a inséré donc des fragments autobiographiques dans le roman, sans tomber dans l’autofiction.
L’écriture est remarquable. Elle est très attirante grâce à cette poésie qui traverse chaque page, chaque paragraphe. L’intrigue et le décor ont moins d’importance dans le roman. Chez Jeanne Benameur, la force du livre réside dans la langue, les mots. Entre son recueil de poésie L’exil n’a pas d’ombre et ce roman, il n’y a qu’une seule grande différence : la profondeur romanesque. Jeanne a la poésie dans sa plume et ses veines. Le résultat de ce style : une écriture qui marque le lecteur par sa beauté.
Pour explorer les profondeurs du départ, Jeanne Benameur choisit un lieu mythique pour sa fiction : l’île Ellis Island. Simple et profond, sensible et poétique, Ceux qui partent est un hommage universel à tous les humains qui se cherchent eux-mêmes, un éloge du départ, et un questionnement sur le rapport de l’Homme au monde.
***
Point fort du livre: la source mythologique (Enée)
Belle citation: « J’ai toujours préféré Énée à Ulysse pour cela. Énée est celui qui brûle les vaisseaux au fond de son cœur. Il part. Sans se retourner. Il devra faire souche ailleurs. Tout recommencer. » (p 35)
L’auteure : née en 1952, Jeanne Benameur est romancière, poète, et dramaturge. Actes Sud a publié ses romans dont Profanes et Otages intimes. Les éditions Bruno Doucey ont publié ses recueils de poésie dont le dernier L’exil n’a pas d’ombre.
Ceux qui partent, Jeanne Benameur, éd. Actes Sud, France, 2019, 336p.
- Cet article a été publié auparavant par le même rédacteur dans un autre média.
Par TAWFIQ BELFADEL