La Nuit de noces de Si Béchir – de Habib Selmi: le complexe de la virginité dans le monde arabe

L’histoire se passe dans un village de la campagne tunisienne où  les échos de la révolution ne  parviennent que par la radio.

Une rumeur se propage depuis le  café du village. On dit que Si Béchir, un commerçant de bétail, n’a pas réussi à déflorer sa femme Mabrouka lors de la nuit de noces et que c’est son ami Mustafa qui l’a fait à sa place. « Oui,  ils racontent que c’est Mustafa qui a défloré Mabrouka quand il s’est aperçu que son ami n’y arrivait pas après plusieurs tentatives ! »  (p08.).

Vraie ou fausse, la rumeur envahit tout le village. Les relations se fissurent  au sein des couples et des familles. Le doute s’empare des habitants. Chacun soupçonne l’autre d’être à l’origine de la rumeur. Tout le monde se pose des questions sans réponse. La paranoïa et l’obsession l’emportent sur la raison.

La belle-mère de Béchir prépare un plan pour tuer Mustafa qui serait pour elle la source de la rumeur. Béchir réussira-t-il à tourner la page de sa nuit de noces ou ira-t-il  jusqu’au bout de ses questions ? Sa belle-mère exécutera-t-elle son homicide pour sauver l’honneur de sa fille Mabrouka ? Et si chacun des deux amis, Béchir et Mustafa, aimait la femme de l’autre en cachette ?

L’auteur s’inspire d’un sujet sensible en Tunisie et même dans les pays  du monde arabe : la virginité. Un tabou intergénérationnel. La femme est réduite à son hymen. Il est sa raison de vivre, la preuve de son existence. L’intrigue du roman est véhiculée par une rumeur qui réussit facilement à bouleverser les relations entre amis,  conjoints, et familles. Le personnage Mabrouka a été effacé à cause d’une rumeur qui a relation avec sa virginité.

Cependant, les autres sujets importants comme la révolution  ne pourront jamais secouer le village. Il n’y a que le corps de la femme qui dérange. Grâce à des outils psychanalytiques, le roman montre comment certaines sociétés font de la virginité  un  complexe.

La fiction se déroule dans un village de la campagne où les habitants vivent de la nature et ne savent pas se qui se passe dans leur pays. À travers cet espace, l’auteur rend hommage aux villages tunisiens marginalisés qui subsistent grâce à la nature. Ce choix est vraisemblable : récemment en Tunisie, des femmes sont mortes en allant travailler dans les champs ; de nombreux villages n’ont pas de l’eau de robinet  et recourent aux puits…

Dans le roman, il y a un personnage de peau noire : la femme de Mustafa. Elle subit en permanence le racisme des autres, même de son mari. « La plupart des femmes et des enfants, mais beaucoup d’hommes aussi, l’appellent ‘’la Noire’’, parfois ‘’l’esclave’’, bien qu’elle ne soit ni noire ni esclave. C’est tout simplement parce qu’elle n’a pas le teint blanc comme les autres femmes du village et qu’elle a des traits qui évoquent la morphologie du visage des Noirs » (p107).  

Ce choix est aussi vraisemblable aussi. Comme l’ignorent beaucoup, il y a des Tunisiens de peau noire. Et qui subissent du racisme dans leur propre pays, ce qui a incité l’Etat à voter une loi contre le racisme. Ainsi, l’auteur rend hommage aux Tunisiens de peau noire qui constituent souvent une catégorie à la marge à cause du racisme.

La fiction est racontée par un narrateur absent, omniscient. Ce procédé permet de connaître parfaitement la pensée et les obsessions  des personnages devenus un peu paranoïaques à cause de la rumeur.

L’humour est omniprésent. C’est un moyen de traiter un sujet aussi sensible que celui de la virginité.    Le ton audacieux du roman est allégé par l’humour. Le roman rappelle les célèbres pièces de Molière.

Souvent, les critiques oublient le rôle du traducteur. La traductrice a réussi à transporter fidèlement, de l’arabe vers le français, l’intrigue, le ton humoristique, le caractère psychologique et contradictoire des personnages, le côté anthropologique du roman…Une excellente traduction.

Simple et puissant, La Nuit de noces de Si Béchir pose des questions sur le thème de la virginité dans les sociétés où la femme n’a pas droit à son corps. C’est aussi un hommage poignant aux catégories mises à la marge dans les sociétés à cause la pauvreté ou de la couleur de peau…Un beau roman qui dit le monde arabe depuis la Tunisie.

***

Notes:

  • Dans cet article l’expression  « monde arabe » ne réduit pas les diverses cultures et identités de cette Région en une expression  construite par l’Occident. « Monde arabe » sert ici de repère pour situer la fiction.
  • Cet article a été publié auparavant par le même rédacteur dans un autre média.
  • Le nouveau roman de Habib Selmi a été publié en 2019 (en arabe): الإشتياق إلى الجارة

Point fort du livre: le fond psychanalytique.

Belle citation: « La plupart des femmes et des enfants, mais beaucoup d’hommes aussi, l’appellent ‘’la Noire’’, parfois ‘’l’esclave’’, bien qu’elle ne soit ni noire ni esclave. C’est tout simplement parce qu’elle n’a pas le teint blanc comme les autres femmes du village et qu’elle a des traits qui évoquent la morphologie du visage des Noirs » (p107).

L’auteur: né à Kairouan en 1951, Habib Selmi est agrégé d’arabe et travaille à Paris depuis 1983. Il fait partie des  meilleurs plumes de langue arabe. Parmi ses  livres : Les Amoureux de Bayya (2003),  La Nuit de l’étranger (2008), Souriez, vous êtes en Tunisie ! (2013.)

La Nuit de noces de Si Béchir, Habib Selmi, trad. (arabe) de Samia Naim, Actes Sud,Coll. Sindbad, France, 2019, 206p.

Par TAWFIQ BELFADEL

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