Entretien avec Sylvain Cavaillès-éditeur et traducteur (turc-français): « traduire une langue c’est traduire une culture »

Crédit photo: Alizée Grau.

Le magazine Lecture-Monde vous offre ce riche entretien avec Sylvain Cavaillès, éditeur et traducteur du turc vers le français.

-Vous êtes traducteur du turc vers le français : comment est venue votre rencontre avec la langue turque ? Pourquoi le turc et pas une autre langue ?

Je suis venu en Turquie en tant que touriste en 2007, et m’y suis installé en 2009. Pour moi, il était inconcevable d’y vivre sans connaître la langue. Je me souviens qu’à l’écrit, celle-ci avait un aspect mystérieux qui m’intriguait beaucoup, et que ses sonorités m’étaient étrangement douces à l’oreille. L’apprentissage a commencé en 2007, s’est intensifié en 2009 et n’a jamais cessé depuis.

-Vous avez traduit plusieurs livres du turc vers le français : pourquoi pas l’inverse ?

C’est une question de déontologie qui se pose quand on est traducteur littéraire : on traduit toujours vers sa langue maternelle. Une langue littéraire, c’est quelque chose qui se travaille et se développe pendant de longues années. Je peux mettre ma maîtrise du français au service d’un texte en turc, mais prétendre l’inverse serait une escroquerie. J’ai déjà écrit des textes littéraires en turc : une nouvelle, un peu de poésie. Mais mon turc n’est pas un turc natif : je n’ai pas les réflexes linguistiques qui me permettraient d’appréhender une traduction du français vers le turc comme un traducteur turc natif l’appréhenderait. C’est peut-être malgré tout quelque chose susceptible d’être travaillé, je m’en rends compte quand j’anime des ateliers de traduction du français vers le turc. Mais mon centre de gravité, c’est le français.

-Vous avez récemment créé votre propre maison d’éditions, Kontr ; pourquoi cette décision ?

Oui, il y a quatre ans maintenant. Il y a eu plusieurs facteurs. Je peux résumer en disant que tout en travaillant sur ma thèse de doctorat, je découvrais beaucoup d’auteurs intéressants, que je traduisais à un rythme certain, mais que les fenêtres de publication en France étaient étroites et insuffisantes. Après quelques déconvenues, j’ai compris que si je voulais que mes auteurs soient publiés, il fallait que j’ouvre une nouvelle fenêtre. Et à partir de l’été 2016, l’atmosphère en Turquie est soudain devenue très oppressante, notamment dans les milieux intellectuels. Avec le début des purges et l’emprisonnement de quelques figures connues, je ne pouvais plus garder dans mes tiroirs ces traductions qui attendaient un éditeur qui les accompagne en leur ouvrant une fenêtre dans son pays.

-Que signifie le nom de votre maison ?

Ce nom ne vient pas de moi, il m’a été proposé au cours d’une séance de brainstorming par un ami écrivain. Je voulais un nom que l’on puisse lire dans les deux langues et que je puisse orthographier à la turque. Kontr n’est pas très courant en turc, mais le mot existe, dans certaines locutions. En français, on peut l’interpréter d’innombrables manières. Pour moi, il résume ma démarche à l’origine du projet : faire exister une structure d’édition avec des moyens limités, contre toute attente, contre vents et marées.

Voici le site de la maison pour la découvrir: Kontr éditions

-Quelles sont les difficultés que vous rencontrez en traduisant du turc vers le français ?

Je ne pense plus vraiment en termes de difficulté, peut-être parce que la difficulté a toujours été une force motrice pour moi et pas seulement en traduction. Par contre, le défi est toujours de réussir à faire entendre la voix de l’auteur. Chaque écrivain a sa propre musique, et c’est avant tout cette musique qu’il faut traduire. Ayhan Geçgin n’a pas la même voix que Murat Özyaşar, qui n’a pas la même voix que Kemal Varol, qui n’a pas la même voix que Murathan Mungan. Le premier travail est de se mettre au diapason de cette voix.

-Selon quels critères vous choisissez de traduire tel ou tel titre du turc ?

Mon premier critère est cette question : est-ce que ce livre est porté par une voix, et est-ce que cette voix résonne en moi. Je traduis depuis neuf ans, mais mon expérience de l’écriture remonte à bien plus loin. J’ai besoin de sentir que traduire tel ou tel livre me demandera d’aller puiser dans mes ressources d’écrivain. Il faut que je ressente le besoin de mettre celles-ci au service de tel ou tel auteur, ou de telle ou telle histoire.

En tant qu’éditeur, la question de savoir ce qui marchera ou pas reste très en retrait. De plus, elle a perdu beaucoup de son sens avec la pandémie, qui a nui et continue de nuire à la petite édition. Mais l’objectif de Kontr a toujours été avant tout de « construire une maison », et donc de traduire et de publier des textes que je choisis parce que je les aime et que je suis capable de les défendre.

-En traduisant, vous centrez votre tâche sur  le texte original ou bien vous pensez à des éléments extérieurs comme culturels, biographiques… ?

Toute traduction demande de la recherche. Mais c’est le texte qui motive cette recherche. Je peux connaître très bien tel auteur, mais certaines de ces connaissances que j’ai de lui peuvent ne servir à rien dans le processus de traduction. Traduire une langue, c’est traduire une culture. Il faut connaître cette culture, mais cela ne veut pas dire qu’il faille l’expliquer. À la limite, il ne faudrait surtout pas l’expliquer. C’est le dilemme des notes de bas de page. Elles sont forcément nécessaires à un moment où à un autre, mais le texte gagne à ce qu’elles soient le plus possible limitées. Il faut croire en la responsabilité du lecteur : face à un élément culturel qui le déroute, il faut laisser au lecteur la liberté – le plaisir – de faire ses propres recherches.

Je crois que votre question rejoint aussi celle de la fidélité, qui pour moi se résume à cela : on ne traduit que ce que le texte dit, ni plus, ni moins. Il n’y a pas de place pour un « commentaire » ou une « interprétation » du traducteur. Le traducteur ne sait jamais rien mieux que l’auteur. Le statut d’auteur que l’on cherche à associer au traducteur, même s’il est justifié à certains points de vue, est miné : le traducteur est l’auteur de sa traduction : pas du livre. Cela signifie qu’il a une responsabilité face à l’auteur : il doit être suffisamment juste pour que le lecteur ne comprenne pas autre chose que ce que l’auteur a écrit. Le traducteur n’est pas un gloseur. D’ailleurs, s’il a les armes pour analyser le texte correctement, puis le reverser avec justesse, il ne peut pas en avoir la tentation.

-Vous avez  traduit plusieurs livres écrits en turc : quel est votre avis sur cette littérature traquée par la censure du pouvoir?

Tout d’abord, elle n’est pas traquée par la censure du pouvoir. Le pouvoir ne dispose pas d’un bureau de censure, les livres retirés de la vente existent, mais ils sont rares. À l’époque où Aslı Erdoğan s’est retrouvée en prison, ses livres étaient en tête de gondole dans toutes les librairies d’Istanbul. Simplement, on est face à un pouvoir autoritaire dont l’arme principale est l’intimidation. C’est, je crois, le sens de l’emprisonnement d’Aslı Erdoğan à l’époque. C’était une manière de dire aux écrivains : attention, ne sortez pas de vos prérogatives, restez bien sages avec vos romans, vos nouvelles, vos poèmes. Depuis, il y a peut-être chez les écrivains et chez les éditeurs une manière d’autocensure qu’il ne faut pas surestimer, mais le monde littéraire continue à tourner. On a la même dynamique que partout ailleurs, des best-sellers d’un côté, des auteurs ayant une vraie recherche littéraire de l’autre, et toujours une foule de jeunes plumes, avec un incroyable dynamisme au niveau de la nouvelle, genre indémodable.

-Vous avez traduit des auteurs kurdes : qu’est-ce qui caractérise la littérature kurde, assez méconnue dans le monde francophone ?

J’ai traduit certains des auteurs « kurdes de la littérature turque ». Ce qu’ils ont apporté avant tout c’est, en général, une écriture bien à eux, mais ils ont aussi participé à faire entrer de nouveaux paysages dans la littérature turque, historiquement centrée sur Istanbul. Un auteur comme Murathan Mungan, qui n’est pas kurde mais originaire des régions kurdes de Turquie, a été un précurseur, dès le début des années 1980, en faisant entrer sa géographie d’origine dans le théâtre, la poésie et la fiction turcs. Ce mouvement s’est développé au cours des années 1990, et dans les années 2000, une nouvelle génération a vu le jour (Ayhan Geçgin, Kemal Varol, Murat Özyaşar et d’autres), réussissant à s’imposer comme des auteurs de premier plan dans le paysage de la littérature turque.

-Vous vivez entre deux rives : France-Turquie. Quel ressenti avez-vous vis-à-vis du déplacement ? C’est un déchirement ou un enrichissement ?

Ça n’a jamais été un exil forcé, parler d’exil même est déplacé, donc ça n’a jamais rien eu d’un déchirement, même si la fermeture des frontières en 2020, et plus récemment aussi, ont naturellement entraîné un sentiment de captivité : d’un coup, la possibilité de rentrer dans son pays d’origine ne va plus de soi.

C’est évidemment un enrichissement, même si on ne peut pas aller jusqu’à dire que l’on acquiert une deuxième culture. C’est plutôt l’élargissement d’un horizon, une manière de continuer d’apprendre, de découvrir, de se décentrer, de réfléchir en posant son regard ailleurs. Et cela fait réfléchir à ce processus qu’on appelle l’intégration. Il y a toujours, régulièrement, quelque chose qui vient vous rappeler que vous êtes un étranger, un invité. Pour un Français, ou plus largement un Européen, un Occidental, c’est important de ne pas l’oublier.

-Selon votre avis, de quoi souffre la traduction aujourd’hui ; l’édition, le lectorat, la promotion, le soutien financier… ?

C’est une vaste question, avec de nombreuses ramifications. Mais je ne suis pas sûr que la traduction souffre en tant que telle. Je ne crois pas que le statut de traducteur soit plus difficile aujourd’hui que par le passé. On traduit beaucoup en France. Et le statut des traducteurs est plutôt confortable, même si des avancées sont toujours possibles . Les soutiens financiers existent et me semblent adaptés. Parce que la littérature turque est considérée comme une « niche », les problèmes que j’ai pu rencontrer lui sont, dans une certaine mesure, spécifiques, il ne me semblerait pas honnête de généraliser mes constats à la traduction dans son ensemble.

Pour découvrir les livres en relation avec la Turquie, cliquez ici: Lettres turques

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Sylvain Cavaillès est traducteur et fondateur de la maison d’éditions Kontr. Dans sa thèse, il a travaillé sur la représentation des Kurdes et des régions kurdes dans la littérature turque (Université Strasbourg).

Propos recueillis par TAWFIQ BELFADEL

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