Après Tout est halluciné (Fayard 2016), Hyam Yared publie son nouveau roman, Nos longues années en tant que filles.
Victoria Akabal est le pseudonyme d’une écrivaine libanaise, maman de deux enfants qui a grandi dans une famille machiste, dans ce Liban déchiré par les conflits et la haine. « Même pour parler, nous n’avions pas accès, mes frères et moi, au même répertoire de mots. » (p69).
Mariée adolescente à un inconnu, elle fait deux enfants. Avec ce conjoint, elle subit la suite du machisme connu dans sa famille. Elle entame ensuite le divorce ; la famille du conjoint l’accuse d’adultère et de débauche et comme preuve à conviction ses nouvelles érotiques. « Robert ne comprenait pas que je divorçais non pas de lui, mais de tout ce qui avait été moi » (p237)
Le roman est centré sur une journée, celle où Victoria se trouve dans un taxi à Paris, laissant tous les soucis au pays natal, pour un rendez-vous avec son nouvel amant Evan qui fait d’elle sa soumise. Avec celui-ci, elle accepte sa soumission et les jeux de domination.
Le chauffeur du taxi, Mélanie, est un homme devenu femme. Le trafic est bloqué. La discussion s’allonge ; les deux femmes se découvrent et explorent les profondeurs du genre, de l’identité sexuelle, de la féminité…Cette brève rencontre bouleverse l’écrivaine.
Alors Victoria ira-t-elle voir son dominateur ? Renversera-t-elle les jeux de la soumission ? Comment le corps permet-il de jouir de sa féminité et de sa liberté ?
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Le roman explore la condition féminine à travers deux âges : l’enfance et l’âge adulte. Les narratrices fustigent la misogynie subie par les filles à l’enfance au sein de leur famille. Les deux frères de Victoria sont des machistes encouragés surtout par leur maman qui incarne la tradition, les interdits, et la misogynie inoculée d’une génération à l’autre. Mélanie est née avec un sexe masculin mais se considérait comme fille : elle a grandi sans père, subissant la haine et le mépris dans la maison des grands-parents. Bref, l’enfance est une source misogynie, la famille étant le premier ennemi machiste. « Apprivoiser le vide pour exorciser ces gènes familiaux qui nous avaient prédestinées, de mères en filles, à ne pas jouir, à ne pas rire, … » (p251).
Avec l’âge adulte, c’est grâce au corps que la féminité est peinte. Ce dernier n’est pas seulement un ensemble d’organes, mais un moyen pour extirper la misogynie subie à l’enfance, pour déconstruire les clichés machistes et construire une nouvelle identité rayonnante de liberté et de féminité. Ainsi, Victoria se noie dans la soumission sexuelle pour réparer son enfance et non par admiration de la domination. Mélanie était homme marié avec deux enfants, cachant longtemps sa féminité : c’est à l’âge adulte qu’il affronte la réalité et entame sa transition féminine pour être lui-même. « Me tester avec un maximum de partenaires pour déconstruire le genre jusqu’à le mettre à terre », dit Mélanie (p311).
Le caractère féminin et féministe du roman est renforcé par les études du genre dites gender studies. Celles-ci sont un domaine pluridisciplinaire qui étudie les rapports sociaux à travers le sexe (membre biologique) et le genre (construction humaine). Victoria choisit la soumission pour compenser le vide de l’enfance et découvrir l’Autre cachée longtemps en elle. Mélanie longtemps homme, trouve sa liberté en devenant femme. Là, la notion du genre dépasse le caractère biologique du sexe qui partage les êtres en masculin et féminin. Et les membres biologiques (bite, vagin) ne sont pas des moyens de coït ; ils sont déconstruits et servent à construire la féminité et la liberté. Des outils existentiels. « Une femme n’a pas germé en moi. Elle a été là dès ma naissance. Dans mon ADN. » (p 156). Elle ajoute « que le genre est surfait et que notre misère résidait dans ce malentendu. »(p133).
Ainsi la part théorique est omniprésente ; les concepts théoriques du féminisme et des études de genre sont dilués dans la fiction. Il faut savoir que l’auteure est sociologue de formation, ce qui a facilité l’insertion du ton documentaire dans le roman.
La condition féminine est le centre des livres de Hyam. Ils mettent souvent en scène des femmes qui luttent contre le machisme, le misogyne, et la malédiction d’être née femme dans une société patriarcale.
Le roman fustige, en plus de la misogynie, les conflits guerriers et religieux. L’ombre des conflits se reflètent sur l’inconscient des narratrices depuis l’enfance. Hyam est hantée par les fantômes des conflits du Liban ; Mélanie par ceux de la Deuxième Guerre ressassée par son grand-père. En plus de l’entourage machiste, la haine double l’enfer des filles, victimes de l’alliance de la guerre des sexes et celle du sang. « Six ans plus tard, Sabra et Chatila ravivèrent au sein de notre foyer la même verve et le même déni » (p181). Le roman est ainsi un hommage au Liban déchiré par la haine.
Le roman fait l’éloge de l’écriture. Victoria est écrivaine. L’écriture est sa passion, sa liberté, depuis l’enfance. Quand tout est haine autour, l’écriture devient une issue lumineuse, un refuge et un outil de revanche. « L’écriture a dû d’ailleurs naître de cette frustration d’un langage alloué aux ‘mecs’ » (p69)
La structure du roman est superbe. Il est centré sur une seule journée : Victoria allant en taxi chez son amant Evan. Ce laps de temps est allongé par les digressions des deux personnages : l’écrivaine et Mélanie. Le livre est organisé sous la forme de brefs chapitres : la narration de Victoria est interrompue par celle de Mélanie. Cette structure qui brouille les repères, embellit davantage le livre et attire l’attention du lecteur.
La poésie est présente. Certaines phrases sont des vers ornés de métaphores et de jeux rhétoriques. Cela rend le roman aussi attirant. Il faut souligner que Hyam est aussi poète dont les premiers écrits sont de la poésie.
Sans faire de l’autobiographie, l’auteure a inséré des fragments autobiographiques : le Liban natal, la passion de l’écriture, Paris ville de la littérature, combat féministe…Ainsi, l’auteure se dit à travers ses personnages.
Dense et poignant, humain et sensible, riche en réflexions, Nos longues années en tant que filles est un hommage à celles qui luttent par le corps pour être libres et elles-mêmes dans un monde machiste et hypocrite. Un cri féminin et féministe !
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Point fort du livre : angle thématique original.
Belle citation : « Moi je sais combien il a fait sombre dans mon sexe. Combien je me suis cherchée à tâtons, organe après organe, centimètre après centimètre de peau…j’ai erré après cette partie tronquée de moi » (p 53).
L’auteure: née en 1975 au Liban, Hyam Yared est une écrivaine de langue française. Diplômée en sociologie, poète, elle est présidente de l’association culturelle Centre Pen LIBAN.
Nos longues années en tant que filles, Hyam Yared, éd. Flammarion, France, 2020, 304p.
Par TAWFIQ BELFADEL