Après Une petite vie (éd. Intervalles 2018) , La mort et son frère est le deuxième roman de Khosraw Mani traduit en français.
Le roman s’ouvre sur une scène représentant un écrivain qui ne parvient pas à écrire un mot, dans son logement à Paris pendant la nuit. « Paris est une fête. L’écrivain est las de cette fête ; il n’arrive plus à écrire » (09). Cet écrivain sombre dans le sommeil. Soudain, la narration bascule vers un autre pays et un autre temps. Il s’agit de Kaboul, « l’étrange ville », dans un temps où règne l’horreur, et où la mort devient une banalité quotidienne. « La mort est le lot de tous » (p13).
Le narrateur omniscient raconte l’explosion d’une maison ; toute la famille périt, sauf le jeune homme qui est dehors. « (…) il distingue maintenant une maison : le plafond, deux murs éboulés, les vitres éclatées, et plusieurs mains et pieds gisant dans les décombres ». (43). L’attaque est le centre névralgique de la narration. Le narrateur raconte ainsi l’explosion sous les divers angles des autres personnages : de ce jeune à la voix magnétique, à cette gamine qui vole les stèles dans le cimetière, en passant par la journaliste TV, un indicateur de police, des poètes, un éleveur de pigeons…
Alors, le sommeil finira-t-il par inspirer l’écrivain dormant à Paris ? Comment l’horreur de Kaboul devient-elle un fantôme ailleurs ?
Le roman explore l’horreur à Kaboul qui est traitée dans divers romans dont ceux d’Atiq Rahimi. » (…)de nos jours la mort est partout, même là ou elle ne devrait pas être (…) »(p74). L’angle de Khosraw est de dire l’horreur qui devient fantôme dans un ailleurs (Kaboul-Paris). Le roman n’accorde pas trop d’importance à l’inventaire de la guerre, à ses mécanismes et ses conséquences…Il précise à travers la fiction que, même si l’on quitte ce Kaboul noir, on ne quitte pas l’horreur : son fantôme vous poursuit partout et hante votre sommeil. Et c’est l’un des pires aspects de la guerre.
En plus du thème de l’horreur, le roman peint un Kaboul noir, étrange, où règnent la corruption, les arnaques, les vols, la frustration sexuelle…Par exemple, un homme a spolié le camion de son employeur, une gamine vole les stèles des tombes…Partagés entre chagrin et insouciance, les gens essaient d’oublier cette ville par divers moyens : élever des pigeons, boire, jouer-écouter de la musique, imaginer un Kaboul paradisiaque comme c’est le cas d’un personnage…
La structure du roman est superbe. Le livre est constitué de petits textes, chacun mettant en scène de nouveaux personnages, et à la fin de chaque texte le lecteur découvre le lien commun avec les autres fragments : le démantèlement de la maison qui est le centre du roman. Autrement dit, le même fait est vu sous différents angles qui gravitent autour d’un fait central constituant la totalité du roman.
Par exemple, c’est sous le regard du fils de la famille attaquée que l’explosion est vue dans un chapitre ; dans un autre chapitre c’est sous le regard de ses amis, du chauffeur d’une camionnette, d’une journaliste… »Il arrive dans sa rue et se dirige vers un attroupement au milieu de la rue devant une maison » (p 92).
Cependant, la narration est toujours assurée par un narrateur omniscient. Si l’auteur avait laissé chaque personnage raconter son angle lui-même, le roman aurait eu davantage d’intérêt avec ce caractère polyphonique.
Le roman est vivant comme si la fiction était un fait réel se déroulant devant les yeux du lecteur. Pour cela, l’auteur utilise des procédés tels que l’actualisation du passé par le présent de l’indicatif et l’emploi d’adverbes de simultanéité comme « à présent, maintenant… ». Exemple: « à présent, quatre corps ensanglantés gisent sur le sol humide » (p89).
Le merveilleux, comme dans un conte, est présent. L’auteur a installé des éléments magiques dans le roman comme cet arbre près de la maison explosée, qui raconte et pleure; ou cette pelle qui creuse les tombes et raconte sa vie…
La poésie est présente. Certaines phrases sont des vers insérés dans la prose. Ce fait embellit le roman et lui donne de la valeur.« Le deuxième déboutonne son gilet et bouge ses doigts dans l’espace : une pluie de notes » (p148).
Ancré à Kaboul, le roman a un écho universel. Ainsi, l’auteur n’insiste pas sur les détails locaux comme les noms de quartiers, et désigne les personnages par des noms génériques (chauffeur, jeune homme, la fille)…Cette horreur de Kaboul peut être donc celle qui émane de divers lieux ravagés par la violence partout dans le monde.
L’auteur a glissé des éléments autobiographiques dans cette fiction : comme son écrivain fictif, il vit à Paris (depuis 2015). Et comme lui, il dit l’horreur de son pays natal par l’écriture.
La traduction est claire et agréable. La traductrice ajoute des notes pour expliquer des notions afghanes ou des mots-emprunts. Elle passe du persan vers le français , à la fois la fiction et ses diverses composantes (style d’écriture, structure narrative, éléments culturels…).
Pour une lecture croisée et comparée, il est important de lire les livres d’Atiq Rahimi (écrits directement en français). Les deux auteurs ont des points communs: même pays natal (Afghanistan), insertion du merveilleux et de la poésie dans la fiction; ils vivent en France…
Pour lire les critiques des derniers livres d’Atiq Rahimi, cliquez ici: Atiq Rahimi
Simple et sensible, embelli par une écriture poétique et une belle structure narrative, La mort est son frère explore l’horreur pour l’effacer et en chasser les fantômes. Un roman qui s’adresse à l’humanité depuis Kaboul.
***
Point fort du livre: la structure (comment raconter)
Belle citation: « La mode dernier cri, c’est le linceul » (p108)
L’auteur: né à Kaboul en 1987, Khosraw Mani vit depuis 2015 à Paris. Il est diplômé en sciences politiques et juridiques. La mort est son frère est son deuxième roman traduit en français.
La mort et son frère, Khosraw Mani, éd. Actes Sud, trad. (persan) par Sabrina Nouri, coll. Horizons persans, France, 2020, 160p.
Par TAWFIQ BELFADEL