Avec l’aimable autorisation des éditions PLON, le magazine Lecture-Monde vous offre un extrait gratuit du nouveau roman de Faïza Guène, La discrétion (Plon, 2020).
Pour lire la critique de ce roman, cliquez ici: La discrétion
L’extrait:
Commune d’Ahfir
Province de Berkane
Maroc, juillet 1962
Il était temps de brandir les drapeaux.
La nouvelle est d’abord arrivée à Dar el Jeb’ha, la maison du front, puis s’est propagée dans toutes les maisons, comme un grand feu. L’Algérie était libre.
Yamina n’oubliera jamais cette effervescence. La rue entière qui dansait. Ces femmes qui défilaient en faisant des youyous et en scandant Tahiael Djazaïr – Que vive l’Algérie,tandis que leurs hayeks blancs valsaient dans la lumière de juillet.
Pour le défilé, la fillette portait une tenue aux couleurs du pays, confectionnée par Rahma : jupette verte, chemise blanche et cravate rouge. Yamina n’avait jamais vu sa mère dans un tel état d’euphorie. Elle embrassait son aînée sur la tête, sur les joues et les mains, débordante de joie et d’affection. C’était miraculeux, comme la libération d’un pays, comme la liesse d’un peuple qui se soulève.
D’ordinaire, Rahma était plutôt froide, voire inaccessible, verrouillée. Elle n’était pas très à l’aise avec le contact des corps, même ceux de ses propres enfants. Yamina ne lui en avait jamais voulu, elle avait bien compris que manifester ses sentiments n’était pas une évidence.
Les sentiments, c’est grand, ça demande de l’espace pour s’exprimer, et le problème, avec la guerre et la misère, c’est qu’elles prennent toute la place.
Tout comme sa mère, Yamina se retenait naturellement de déborder, ses émotions restaient coincées à l’intérieur de son jeune corps tendu. Le corps ne coopère pas toujours avec le cœur, même si le cœur brûle, exulte, le corps peut rester là, figé, inapte. Ils finissent parfois comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue. Avec l’appétit d’un enfant qui a manqué de tendresse, Yamina capturait cet instant unique et accueillait les gestes de sa mère avec délectation.
Rahma tenait dans ses bras sa dernière-née, qu’elle avait appelée Djamila en hommage à Djamila Bouhired, héroïne de la résistance algérienne, une femme qui serait un modèle éternel pour Yamina, une figure de courage et de dignité.
Entrée en résistance à l’âge de dix-neuf ans, Djamila a été la grande sœur libre dont rêvait Yamina.
Pour elle, à douze ans, impatiente de revoir son figuier, Djamila Bouhired n’était pas seulement un symbole du combat pour la liberté en Algérie, Djamila Bouhired était l’Algérie.
Bien des années plus tard, Yamina emportera avec elle en France une photo découpée dans le journal Liberté, sur laquelle on pouvait voir la splendide Djamila, dans sa robe corolle blanche, à l’occasion d’une visite officielle en Égypte, serrant la main d’un président Abdel Nasser subjugué.
Le moment était venu pour Yamina de prendre des nouvelles de son arbre.
Faïza Guène
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La discrétion, Faïza Guène, éd. PLON, France, 2020 pp-87-89.
Merci aux éditions PLON pour l’autorisation de publication.
Il et interdit de reproduire, une partie ou la totalité, de cet extrait sur tout autre média qu’il soit en papier ou numérique. Pour cela, il faut contacter l’éditeur.
L’auteure: née en 1985 en France de parents algériens, Faïza Guène est romancière et scénariste. Son premier roman Kiffe kiffe demain a eu un succès mondial. Ses romans sont traduits dans plusieurs langues.