Au commencement était un documentaire que Seham Boutata a réalisé sur le chardonneret, diffusé sur plusieurs radios en 2018 sous le titre L’élégance du chardonneret.
Pour écouter ce documentaire audio, cliquez ici : L’élégance du chardonneret
Seham Boutata pousse loin l’aventure et publie en 2020 un livre centré sur le chardonneret, et précisément celui d’Algérie dit le maknine.
Préfacé par la chanteuse algérienne Souad Massi, le livre est constitué de chapitres titrés dont chacun est introduit par une illustration en noir et blanc et une petite partie de la légendaire chanson de Mohammed El Badji (1933-2003), El Maknine Ezzine » (ô joli chardonneret ! ) écrite en prison.
Alors le livre est-il une étude sur le chardonneret ou un récit mêlant documentaire et littérature ? Et si la quête du maknine était en même temps une quête identitaire et existentielle ?
D’abord, l’auteure fournit de nombreuses et riches informations sur le chardonneret : caractéristiques et types de son espèce, sa chasse, son commerce, son trafic aux frontières marocaines, son élevage et son « écolage » (apprendre l’oiseau à chanter d’autres sons), sa symbolique du rêve et de la liberté, son image dans la culture algérienne ou européenne,…L’originalité du livre est d’explorer un sujet marginalisé bien que le maknine soit trop chéri, voire sacralisé, en Algérie; plus qu’un nom, c’est une grande thématique dans le pays. « Partout dans le bassin méditerranéen le chardonneret déploie ses ailes. Mais ici, plus que nulle part ailleurs, il est chéri, adulé : les Algériens l’appellent le maknine » (p 25).
L’auteure peint ensuite son enquête à la recherche du chardonneret, en France et notamment en Algérie où la passion du maknine est une culture très ancienne. Dans sa quête, Seham rencontre divers passionnés de cet oiseau, qui constituent la confrérie du chardonneret. Ainsi, elle rencontre l’écrivaine française Maylis de Kerangal qui consacre un passage de son roman Réparer les vivants (2014) à cet oiseau ; la romancière « avait fait un voyage à Alger et avait été frappée de constater les nombreuses cages vides accrochées aux murs des maisons de la Casbah » (p83).
Parfois c’est le hasard qui met les pas de Seham sur les traces du maknine. Comme le cas avec ce chauffeur de taxi algérien établi à Paris qui lui dit à propos du maknine : « Son chant me rappelle le pays » (p38).
Nombreux, les témoignages renforcent l’enquête. Comme celui d’un Algérois sur le grand Mohammed El Badji : « vous savez la première chose que Mohamed El Badji a faite en sortant de prison ? Il a libéré son chardonneret » (p149).
L’enquête de l’auteure montre aussi que la passion du chardonneret est un pont entre les diverses cultures et nationalités : algérienne, française, gitane, musulmane, chrétienne, etc. «Il m’explique que chez eux, les gitans espagnols, l’élevage du chardonneret est une tradition » (p 62).
Le livre précise en outre que le nom du maknine est lié intimement à l’Histoire d’Algérie depuis la nuit des temps en passant par l’occupation ottomane, la colonisation française…« C’est dire à quel point l’histoire du chardonneret épouse de près celle de l’Algérie » (préface de Souad Massi). L’Histoire est très présente dans ce livre : l’auteure consacre de longs passages à des épisodes historiques comme la colonisation et la décennie noire. Son père avait reçu une balle des colons dans les années 1950. Le livre est un va-et-vient permanent entre le passé et le présent : revisiter hier permet de mieux dire ce qu’est aujourd’hui.
En plus de l’enquête sur le maknine, le livre est également une quête identitaire et même existentielle. L’oiseau réveille les souvenirs de l’auteure qui est Française et la pousse à chercher ses traces, sa partie identitaire, ailleurs en Algérie. Ainsi, elle fouille sa généalogie, revisite son village natal à Collo (ville de Skikda), interroge la mémoire familiale, ravive les souvenirs d’enfance…« Avec le chardonneret, j’ai l’impression de dérouler une pelote de laine : il suffit que je tire sur le fil pour découvrir une nouvelle histoire. Des légendes, des récits qui me projettent trente ans en arrière, en Algérie » (p34). En plus de l’Algérie, l’auteure évoque la Syrie qui est le pays de sa famille maternelle. Le ton autobiographique est donc omniprésent.
À la quête identitaire est superposée une quête existentielle. Au-delà de l’appartenance, l’auteure va à la quête de son algériannité longtemps ignorée. Donc ses séjours dans le pays du père ne sont pas de simples voyages mais un accomplissement de l’être, une affirmation de soi. Par exemple, dans le dernier chapitre consacré au Hirak (mouvement populaire, révolution), Seham se sent concernée et descend participer à la marche pour affirmer son algériannité. « Au troisième vendredi de la contestation, je n’y tiens plus. Je veux rejoindre le peuple algérien, je ne veux pas manquer cette révolution, il faut que mes yeux en soient les témoins ». (p177).
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Le livre est par ailleurs un éloge du féminin. L’auteure fustige la misogynie et le machisme en Algérie. « Une balade dans les rues d’Alger suffit pour comprendre que l’espace extérieur est dominé par les hommes. Ils ont pris possession des lieux publics jusqu’aux hits, les murs qu’ils tiennent » (p95). Le ton féministe est présent.
Le livre n’est pas une étude ou un essai. C’est un récit qui mêle documentaire et littérature. Ainsi, la richesse d’informations cohabite avec les procédés littéraires (narration, métaphores, descriptions, le beau…). La construction du récit illustre bien cette harmonie des genres : le texte avance à deux parties parallèles ; la première est consacrée au maknine, au ton documentaire ; la deuxième est consacrée à l’autobiographie de l’auteure, au ton narratif. Cette structure rend le livre intéressant et lui donne une touche artistique originale. S’il était purement documentaire, il perdrait tout intérêt pour le lecteur.
À la lisière du documentaire et du littéraire, balançant entre l’information et l’autobiographie, La mélancolie du maknine est une quête du chardonneret et de soi. Un vibrant hommage à cet oiseau légendaire et à cette Algérie qui déploie ses ailes pour se libérer de la cage.
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Regardez ici l’unique clip de la légendaire chanson de Mohammed El Badji:
Point fort du livre: thème original et unique
Belle citation: « Le chardonneret est devenu mon sésame. Comme dans le conte d’Ali baba et les 40 voleurs, son nom est magique : il m’ouvre de nombreuses portes, m’évitant ainsi bien des complications » (p40)
L’auteure: Seham Boutata est reporter sur France Culture. La mélancolie du maknine est son premier livre.
La mélancolie du maknine, Seham Boutata, éd. Seuil, France, 2020, 208p.
Par TAWFIQ BELFADEL
Un avis sur « La mélancolie du maknine – de Seham Boutata : la quête du chardonneret et de soi »