Après Huit leçons sur l’Afrique (Grasset 2020), recueil regroupant ses cours au Collège de France, Alain Mabanckou publie son nouveau livre, un essai intitulé Rumeurs d’Amérique.
Les fidèles lecteurs de Mabanckou auraient déjà posé la question sur ce silence qui couvre l’Amérique (en référence aux USA) de l’auteur, lieu où il vit depuis plusieurs années et dont il n’a parlé que très brièvement dans ses précédents livres dont Le sanglot de l’homme noir et Le monde est mon langage. Dans ce dernier, il dit dès le début : « Le Congo est le lieu du cordon ombilical, La France la patrie d’adoption de mes rêves, et l’Amérique un coin depuis lequel je regarde les empreintes de mon errance. Ces trois espaces géographiques sont si soudés qu’il m’arrive d’oublier dans quel continent je me couche et dans lequel j’écris mes livres ». (Grasset, 2016, p12).
Le mot Amérique était déjà cité mais l’auteur n’allait pas loin. Les USA de Mabanckou étaient un secret, un mystère. Il dévoile (enfin) son Amérique. « Ce matin, face à mon cahier, et pour la première fois j’ose ouvrir largement les portes de mon Amérique » (p09).
Pour parler de ce livre, il vaut mieux commencer par sa fin, par ces phrases de son amie Pia Petersen, romancière danoise de langue française : « Il était temps, ça fait quand même un bout de temps que tu vis dans ce pays ! De toute façon, l’Amérique est une fiction… » (p250).
Rumeurs d’Amérique est-il le portrait des USA ou une autobiographie de Mabanckou ? En parlant d’Amérique, l’auteur oublie-t-il son Congo natal et les autres lieux de son errance ?
Pour lire la critique d’un autre livre d’Alain Mabanckou, cliquez ici: Lettres noires, des ténèbres à la lumière
Dès les premières lignes, l’auteur qualifie son livre d’autobiographie américaine. Mais l’expression ne suffit pas comme qualificatif.
Le livre est un ensemble de textes avec des titres. D’abord, Alain invite le lecteur dans sa vie américaine. Il en offre des détails minutieux : son séjour à Santa-Monica où il a écrit la plupart de ses ouvrages, son déménagement pour Los Angeles où les Blancs sont une minorité, ses débuts à Michigan, son travail à l’université UCLA comme professeur des littératures, son quotidien aux USA, ses cafés et restaurants préférés, ses rencontres, ses amis, sa passion pour le basket et le rap américains, etc. Le lecteur devient l’hôte de l’auteur qui fait à la fois le guide touristique et intellectuel.
Pour la première fois, Alain abolit la frontière de sa vie privée en révélant des choses intimes : ses trois enfants installés en France auprès de leur mère, ses amoureuses, son chien Moki…
Vivant depuis plus de dix ans en Amérique, Alain n’évoque point le mal de l’exil. Cela s’explique par sa conception de l’identité comme l’illustre bien la citation extraite du Le Monde est mon langage : il prône une identité mouvante qui trouve sa richesse dans la diversité, la différence, et l’errance. Cela renvoie aux concepts de Glissant qu’il admire aussi: le Tout-Monde et l’identité-rhizomes. Alain Mabanckou est un homme-monde qui « refuse l’assignation à résidence » (p13).
Pour lui, ce sont la migration, la différence, et la diversité qui constituent l’Amérique. « Mon Amérique, c’est une terre où le exilés sont devenus les porte-étendards de la nation et sa fierté » (p15).
Alain rend ensuite hommage à des noms qui ont fait l’histoire d’Amérique, surtout des Noirs, tels que le boxeur légendaire Mohammed Ali, Biddy Mason l’esclave devenue sage-femme et militante pour les actions charitables, le romancier Ernest Gaines, le grand basketteur Kobe Bryant dit le Mamba noir , le rappeur Nipesy Hussle, James Baldwin «(…) le premier écrivain noir à avoir écrit un roman dans un décor français avec des personnages de race blanche uniquement » (p 114) …
Ainsi, le livre n’est pas centré sur sa propre vie : l’auteur quitte son JE pour offrir des fragments biographiques des autres personnes. D’où le titre-oxymore de cette critique : autobiographie américaine collective.
En plus, il brosse un portrait détaillé de la topographie américaine; il donne des informations minutieuses sur des lieux emblématiques comme les musées et parcs, sur les villes et quartiers, sur la genèse de certains commerces…Par exemple, à propos du pont Colorado, il raconte les multiples suicides qui y avaient eu lieu.
Par ailleurs, il pense souvent à son Congo natal, à son Afrique-mère. De temps en temps, il fait des va-et-vient entre son Amérique et son pays natal pour faire des parallèles ou raconter des souvenirs… Par exemple, la Maison de la Sorcière (Witch’s House) lui rappelle la Maison hantée au Congo (Ngolobondo).
En outre, les souvenirs sont omniprésents dans ce livre. Pas seulement en relation avec l’Afrique mais aussi relatifs à divers lieux. Pour les révéler, Alain utilise une technique sémantique : l’indice. Ainsi, des indices palpables ou abstraits le renvoient à d’autres faits et situations. Par exemple, cette photo accrochée au balcon représentant Mohammed Ali regardant un Sony Liston terrassé, le renvoie au match mythique d’Ali avec Foreman à Kinshasa (1974) alors que Mabanckou était enfant.
Encore, ce livre constitue une référence pour les études littéraires. Alain offre des informations précieuses sur la construction de ses écrits et même de ceux d’autres écrivains. Par exemple, il déclare que l’hôtel cité dans ses romans Demain j’aurais vingt ans et Lumières de Pointe Noire est celui de Madame Ginette et dans lequel ils ont travaillé lui et son père. À propos de son amie Pia Petersen qui lui a rendu des visites en Californie, il dit : « Pia est donc écrivain français. Beaucoup de ses livres ont pour cadre la Californie et ont été partiellement écrits dans mon ancien logement de Santa Monica… » (p65).
De même, l’Histoire, ancienne ou contemporaine, est présente : l’auteur évoque des fragments et noms historiques ; les Indiens d’Amérique, la guerre d’Irak, le racisme anti-noir, Antoine Laumet (gouverneur de La Louisiane), Hailé Sélassié (empereur d’Ethiopie)… « L’Histoire a ses secrets qui finissent toujours par ressurgir, mais l’Homme, confortablement installé dans le train de ce qu’il pense être la modernité, détruit les traces… » (pp54-55).
D’autres éléments sont aussi présents comme les anecdotes souvent imbibées d’humour et d’ironie, et la politique ; par exemple, Alain consacre un texte à l’élection de Trump. « Trump est le personnage parfait pour un romancier » (p138).
Alain rend également un poignant hommage à la Sape (société des ambianceurs et personnes élégantes) : mouvement congolais qui prône la religion vestimentaire, la fièvre de l’habit, en affichant fièrement des couleurs criardes et bariolées. Alain en est un fervent adepte, ce qui explique son choix pour les chemises et costumes bigarrés. Plus qu’un mouvement stylistique, la Sape nargue la dictature par l’élégance vestimentaire. « Les Sapeurs volaient la vedette à l’opposition qui n’osait jamais braver le président de la République » (p 178.)
En conclusion, bien que le livre soit un essai, l’écriture est digne d’une fiction. En plus des riches informations, l’auteur embellit ses mots avec des figures de styles et des procédés romanesques. Par exemple, il imagine un dialogue avec Mohammed Ali. Autre exemple : « J’entends des chuchotements, et même des rires. Je m’approche pour épier à travers le judas : cinq mômes déguisés en cadavres en décomposition attendent que j’ouvre » (p105). Ce style procure un plaisir au lecteur habitué aux essais à l’écriture plate.
Pour une lecture croisée : il est important de lire La voix de son maître (La Joie de Lire, 2017); dans cette autofiction, Azouz Begag explore son séjour aux USA, du temps où il a enseigné à l’UCLA. Entre son livre et celui de Mabanckou, il y a tant de points communs malgré la différence des genres.
Riche en informations au ton biographique, Rumeurs d’Amérique alterne souvenirs, rumeurs de joie et de peine, passé et présent. Un livre qui bâtit des ponts entre les divers lieux d’errance de Mabanckou, Rumeurs d’Amérique est une autobiographie collective qui dit le monde depuis la Californie.
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Point fort du livre : livre hybride (coprésence des divers genres, tons, formes et thèmes).
Belle citation: « Mon Amérique, c’est un Hollywood regorgeant de descendants de migrants qui font le bonheur et les recettes de son cinéma » (p 16).
L’auteur : né en 1966 au Congo Brazzaville, Alain Mabanckou est un écrivain et professeur de littérature à l’université américaine UCLA. Ses romans ont un succès mondial et sont traduits dans plusieurs langues. Il a été récompensé par plusieurs prix dont le prix Renaudot.
Rumeurs d’Amérique, Alain Mabanckou, éd. PLON, France, 2020, 256p.
Par TAWFIQ BELFADEL