Le magazine Lecture-Monde vous offre un extrait gratuit du dernier livre d’Akli Tadjer, Qui n’est pas raciste, ici? (éditions JCLattès 2019). Pour découvrir le livre, voici la critique déjà publiée sur le magazine: Qui n’est pas raciste, ici?
L’extrait:
« La France de mon enfance en banlieue parisienne, à Gentilly, ville communiste depuis toujours, c’était un autre monde. Dans mon école, puis au collège, il y avait des Salvatore, des Kechichian, des Ben Boulaïd, des Cohen, des Sklolil venus de je ne sais quelles Carpates et des Martin qu’on ne qualifiait pas encore « de Français de souche ». Nous les appelions les Gaulois parce qu’ils étaient nés, avaient grandi, cabossés et mal vieillis chez nous depuis des générations. La mixité sociale haute en couleur, comme disaient nos curetons rouges.
Notre ligne d’horizon était le boulevard périphérique que nous ne franchissions jamais parce que de l’autre côté c’était Paris, la capitale, un autre pays, une autre civilisation, d’autres mœurs. On nous apprenait aussi que le seul racisme était le racisme de classe. Dans ce cas-là, racisme est un terme inapproprié car il renvoie à une hiérarchie des peuples. Bref, il y avait les riches et les pauvres. Nous, nous étions les petits, les sans grades, les damnés de la terre, nous nous devions d’être tous solidaires, tous frères, tous main dans la main. La lutte finale était pour bientôt. On voyait bien qu’il y avait un peu de pipeau dans leur prêchi-prêcha, mais nous laissions filer parce qu’ils étaient bien braves ces curetons rouges quand j’y repense.
Nous vivions dans des HLM avec nos gueules héritées de nos parents émigrés des quatre coins du monde ans une sorte de misère joyeuse où la couleur de peau et la religion n’étaient pas des sujets de querelles. Mes conflits étaient d’ordre intérieur. J’étais un enfant hautement perturbé.
À la maison c’était l’Algérie. Mes parents parlaient le kabyle pour m’apprendre leurs valeurs, leurs traditions et l’histoire de leur pays, de crainte que je ne devienne un hybride acculturé.
« Un rien définitif », comme aimait à me charrier mon père.
Dehors, c’était la France. À l’école, on m’instruisait de son histoire, de sa grammaire, de sa littérature et de sa morale. Dehors, c’était surtout mon quartier avec ses rues Jean-Jaurès, Gallieni, Raspail et le parvis de la vieille église Saint-Saturnin où, avec les copains et les copines, nous nous donnions rendez-vous chaque soir pour faire les quatre cents coups. Une vie aux antipodes du pays de cocagne idéalisé par mon père pour me transmettre l’amour de l’Algérie.
Moi, j’aimais les deux. La France, mon pays de tous les jours où j’avais mes repères géographiques et mes attaches affectives, et l’Algérie, comme une chimère baignée de soleil avec des souvenirs à venir. L’Algérie, la France, ces deux langues, ces deux cultures si différentes l’une de l’autre s’entrechoquaient en permanence dans ma pauvre tête, si bien que j’en devenais un chouïa schizophrène.
Les dimanches matin, mon père et moi allions dans un bistrot arabe où je remplissais de la paperasse pour les quelques vieux analphabètes du quartier. Parfois, l’on me demandait avec perfidie : « Tu préfères la France ou l’Algérie ? »
Cette question, je la redoutais chaque fois que je retrouvais ces vieillards roués. Elle me mettait dans un état de gêne phénoménal car, parmi les histoires que me racontaient mes parents, il y avait la colonisation et la guerre d’indépendance. À travers ce cortège d’horreurs, j’avais compris qu’ils étaient passés du statut d’opprimés à celui d’immigrés. Au fond rien n’avait vraiment changé pour eux, ils avaient juste changé de continent.
Pour ne pas froisser mon père je répondais : « l’Algérie, bien sûr ».
En appuyant sur le « bien sûr ».
Il était ravi et on me fichait la paix jusqu’à la prochaine fois.
Souvent, on me fait remarquer que les descendants de migrants du Maghreb, essentiellement algériens, n’ont pas l’amour de la patrie chevillé au corps à l’instar de ceux venus d’autres horizons. L’on me cite par exemple de célèbres scientifiques, philosophes, médecins, économistes, écrivains originaires d’Europe de l’Est qui sont fiers d’être français et le clament dès qu’ils en ont l’opportunité.
Que répondre à cela ?
Si j’avais eu des grands-parents qui avaient fui les ghettos, les pogroms ou les dictatures de ces pays, j’aurais, moi aussi, une gratitude éternelle envers cette France généreuse qui les a accueillis et leur a offert le bien le plus précieux qui soit : la liberté de penser et de parler. Mais nous n’arrivons pas du même monde. Cette France qui libérait les uns, privait de cette même liberté des peuples d’Afrique qu’elle avait soumis par la force. C’est tout le paradoxe de notre pays. C’est pour cela que je peux l’aimer sans retenue, c’est pour cela aussi que je peux la mal-aimer sans retenue.
Le gamin à l’identité trouble que j’étais est devenu un homme apaisé, un schizophrène normal. Cette double histoire, cette double culture, cette double peine, qui m’avait tant fait souffrir jadis, est devenue avec le temps une force, une richesse et la source d’inspiration de beaucoup de mes romans. »
***
Par AKLI TADJER
Qui n’est pas raciste, ici?, Akli Tadjer, éd. JCLattès, France, 2019, extrait; pages de 35 à 40.
Merci aux éditions JCLattès pour l’autorisation de publication
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L’auteur: né en 1954 en France, Akli Tadjer est l’auteur de huit romans, dont trois, Le Passager du Tassili, Le Porteur de cartable, Il était une fois… peut-être pas, ont été adaptés pour la télévision.