La fiction est racontée par le personnage homosexuel Hani Mahfouz. Alors qu’il marchait la nuit avec son ami Abdelaziz dans une rue du Caire, les deux ont été arrêtés par la police des mœurs qui ramassait les homosexuels ou ceux qui semblaient l’être. « Au cours de cette campagne qui s’étendit sur plusieurs jours au début du mois de mai 2001, la police ramassa des dizaines de personnes et l’affaire culmina le 11 mai, deux ou trois jours après notre arrestation, à mon ami et moi, près de la place Tahrir. » (p46).
Au commissariat, Hani et les autres personnes sont humiliés et torturés. Contrairement à son ami, il fait la prison, arraché ainsi à son épouse Chirine et sa fille qui n’en savent rien.
Après des mois, Hani sort de la prison brisé et aphone. Il se sent un autre. Sa femme a déjà annoncé le divorce. Ses parents sont morts avant. Il a tout perdu, hormis ce mystérieux ami nommé Le prince. Son psy lui conseille l’écriture pour sortir de ce cauchemar qui a commencé à cause d’une promenade…Hani réussira-t-il à effacer ce cauchemar par l’écriture? Après la prison, choisira-t-il l’isolement ou affrontera-t-il les autres avec défi et fierté?
L’auteur explore le thème de l’homosexualité sous un angle différent, nouveau. Beaucoup de romanciers ont déjà traité ce sujet, mais le réduisant à des scènes de sexe ou justifiant l’homosexualité par un viol ou un incident antérieur : deux clichés romanesques sur ce thème.
Par exemple, le roman L’immeuble Yacoubian d’Alaa El Aswany explore ce thème seulement à travers des scènes de sexualité entre le personnage Hatem et son copain ; le même roman explique ce penchant sexuel de Hatem par la négligence de ses parents qui l’a poussé à se lier au domestique de la maison. Cependant, dans le roman d’Abdelnabi, l’homosexualité est vue comme un choix, un goût. Hani aime les hommes sans raison précise comme lorsqu’un homme aime une femme.
La chambre de l’araignée peint avec profondeur ce thème en décrivant les sentiments du personnage, les détails de sa vie, ses convictions et ses contradictions. Hani dépeint avec profondeur ses doutes quotidiens, ses sentiments envers tel ou tel homme, ses confusions entre vivre sa sexualité librement ou la réduire au silence.
Ainsi, le roman permet au lecteur de sentir l’humanité et la psychologie de Hani comme s’il était un personnage réel. Cela est du au choix du narrateur-personnage ; souvent les romans du monde arabe sur l’homosexualité ont un narrateur omniscient pour faire une distance entre l’auteur et la fiction vu que ce thème est sensible dans les pays de cette région. En revanche, faire raconter la fiction par un personnage homosexuel permet de la rendre vivante et puissante. C’est aussi un défi d’écriture dans les pays du monde arabe.
Le roman présente l’homosexualité comme un choix, une liberté, dans un pays qui la voit comme une anomalie, voire un crime. Autrement dit, l’homosexualité est un problème pour les autres. À travers une fiction, le lecteur découvre la triste condition des homosexuels, mis à la marge, effacés de la société à cause de leur penchant sexuel. Au commissariat et en prison, Hani et les autres sont humiliés et même torturés. Contrairement à cette société homophobe, le roman redonne aux homosexuels leur humanité spoliée. « Ce fut pendant ces journées que j’entendis pour la première fois parler du chef de la police des mœurs du Caire qui éprouvait une jouissance particulière à faire du mal aux homosexuels et à les humilier » (p202.)
L’auteur s’est inspiré d’un fait réel : la campagne de la police des mœurs contre les homosexuels en mai 2001. Cette compagne est connue sous le nom de Queen Boat, en référence à une boite flottante au quai du Nil, un lieu de rencontre pour les homosexuels. Le deuxième nom est Cairo 52, en référence au nombre de personnes arrêtées. L’auteur a inséré une fiction à l’intérieur d’un incident réel, mêlent documentation sur l’affaire et imaginaire profond comme il le précise lui-même à la fin du roman.
Le roman casse la chronologie et présente des fragments indépendants tout comme chez Alaa El Aswany ; les récits de plusieurs homosexuels côtoient celui de Hani, ce qui donne un caractère polyphonique au roman. Autrement dit, ce dernier est constitué de petits romans et tout l’ensemble tisse la même intrigue. Cette technique très présente chez les romanciers égyptiens donne l’impression que les personnages sont vivants (choralité). L’effet de l’illusion est grand : le lecteur ressent les sentiments des personnages et s’investit dans la fiction.
Le rôle du traducteur est souvent ignoré par les critiques. Le roman est traduit par Gilles Gauthier, traducteur du romancier égyptien Alaa El Aswany. Sa traduction est si excellente que le lecteur aurait l’impression que le roman a été écrit directement en français. Fin connaisseur de l’Egypte, Gilles insère aussi plusieurs notes pour illustrer des mots ou des notions de la culture égyptienne.
Avec une écriture limpide, çà et là poétique, l’auteur offre une fiction captivante, profonde, et pleine d’humanité. La Chambre de l’araignée n’est pas une description de l’homosexualité, mais un hommage à ceux qui sont bannis de la société à cause de leur libre choix, notamment les « victimes » de l’affaire Queen Boat. À cause du regard malade des autres. Ancré en Égypte, le roman a des échos universels grâce à son écriture. Meilleur roman arabe sur l’homosexualité, sensible et poignant, c’est un bel hommage à l’humanité !
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Notes :
- Ce roman a reçu en 2019 le Prix de la littérature arabe (prix créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe).
- Dans cet article l’expression « monde arabe » ne réduit pas les diverses cultures et identités de cette Région en une expression construite par l’Occident. « Monde arabe » sert ici de repère géographique.
- Cet article a été publié auparavant par le même rédacteur dans un autre média.
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Point fort du livre: roman humaniste.
Belle citation: « Ce fut pendant ces journées que j’entendis pour la première fois parler du chef de la police des mœurs du Caire qui éprouvait une jouissance particulière à faire du mal aux homosexuels et à les humilier » (p202.)
L’auteur : né en 1977, Muhammad Abdelnabi a fait des études de langue anglaise à au Caire. Il est traducteur-interprète et anime un atelier d’écriture. Son deuxième roman, La Chambre de l’araignée, a été retenu en 2016 sur la short list de l’International Prize for Arabic Fiction.
La chambre de l’araignée, Mohammed Abdelnabi, trad. (Égypte) par Gilles Gauthier, Actes Sud, France, 2019, 320p.
Par TAWFIQ BELFADEL