10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange – d’Elif Shafak: Istanbul, ville féminine

Après Trois filles d’Eve, Elif Shafak publie son nouveau  roman  10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange.

L’auteure s’inspire des études montrant que le cerveau fonctionne quelques moments après la mort biologique. Elle transpose cette réflexion sur son personnage de fiction Tequila Leila. Celle-ci «(…) aurait pu témoigner  qu’au contraire, un cadavre déborde de vie » (p 12)

Après son assassinant, la jeune prostituée  Leila Tequila a été jetée dans une benne à ordures. Morte,  les cellules de son cerveau font défiler plusieurs souvenirs : son enfance malheureuse à Van avec un père fanatique et une maman bafouée, le viol qu’elle a subi de son oncle,  sa fuite vers Istanbul, son travail dans un bordel, sa rencontre avec D/Ali le militant  qui deviendrait son mari, ses cinq amis, et  des images d’Istanbul  « la ville où finissaient par aboutir tous les mécontents et tous les rêveurs »  (p117.)

Les autorités décident d’enterrer le cadavre au cimetière des Abandonnés où sont ensevelis les humains rejetés par leur famille, les inconnus, les réfugiés… Voulant offrir des funérailles et un enterrement dignes à leur amie, les cinq amis veulent l’enterrer auprès de son mari D/Ali fusillé dans une manifestation.

Les cinq amis réussiront-ils à sauver leur amie Leila de ce cimetière  inhumain et lui rendre son humanité ? Qui a tué Leila_ sa famille, sa proxénète, ou un client ?

L’auteure rend un grand hommage aux femmes d’Istanbul, notamment les femmes abandonnées, effacées de la société. D’abord, Leila a souffert dans son enfance à Van : enlevée à sa mère,  élevée par la première épouse stérile de son père, violée par son oncle,  entourée des interdits de son père fanatique…«  il (père)  devait s’assurer que sa famille_ épouses et enfants_ vive en accord avec les enseignements religieux » (p113). Ensuite, à  Istanbul elle a été attaquée à l’acide par un client ;  enfin tuée froidement et jetée. Donc, depuis sa naissance elle a été mise à la marge du monde.

Les  amis qui constituent la vraie famille de Leila illustrent aussi cet hommage : Nalan est un  travesti, Jameelah a fui la Somalie, Zaynab a fui le Liban, Humeyra travaille dans un casino, Sabotage perd son travail et sa famille parce qu’il était amie de la prostituée Leila.

La dédicace illustre clairement cet hommage : « Aux femmes d’Istanbul et à la ville d’Istanbul qui est, qui a toujours été, une ville féminine ».  Éloge du féminin.

Les espaces appuient en outre  cet hommage en illustrant la misère vécue par Leila ou les autres personnages : enfermement dans la ville d’enfance, bordel à Istanbul, le cimetière des Abandonnés où les tombes sont désignées par un matricule ; « Il y avait toujours de la place dans le cimetière des abandonnés-la nécropole la plus solitaire d’Istanbul » (p242). Les amis se battent pour enterrer leur amie dans un autre cimetière digne : cet objectif symbolise le combat féminin face au sexisme, à la marginalisation, et à l’effacement. 

Le roman véhicule par ailleurs une vision dévalorisante d’Istanbul grâce à certains éléments : La fiction (histoire d’une prostituée), des panoramas et des descriptions dépréciatifs (saletés, crimes, fusillade des manifestants…). Le but de l’auteure est d’offrir au lecteur une autre image d’Istanbul comparée souvent au paradis. L’autre Istanbul.  « L’Istanbul que connaissait Leila n’était pas l’Istanbul que le ministère du Tourisme souhaitait faire visiter aux étrangers » (p13).  Par exemple, en relatant l’histoire du  somptueux pont du Bosphore le narrateur évoque les nombreux suicidés qui s’en sont jetés.

L’écriture est simple, la fiction est dense.  Le début est dynamique et  attirant : il  raconte  un élément postérieur (la mort de Leila) qui déclenche ensuite une série de flashbacks dans les chapitres suivants.  Le roman se présente sous forme de parties divisées en chapitres titrés et numérotés ; cette structure fragmentaire  captive le lecteur en  créant de  petites histoires au sein du roman.  

Bien qu’il s’agisse d’une fiction, le roman comprend des éléments réels  comme le montre l’auteure dans une note au lecteur à la fin du livre ;  « Nombre de détails de ce livre sont vrais, et tout est fiction »(387). Le roman a donc un caractère de témoignage sur des questions tues dans les médias et la société turcs.

Le roman a un petit  élément  faible qui ne diminue  pas cependant la grande beauté du livre: le narrateur omniscient  précise  l’identité des tueurs de Leila et explique en détail leur plan, ce qui donne un caractère trop explicatif au livre ; le narrateur aurait dû laisser le lecteur  découvrir  lui-même le tueur à partir des éléments de la fiction en se posant des questions,  ce qui crée le suspens, le mystère, et l’intérêt.  Trop expliquer c’est tomber dans l’ennui.

Plein d’humanisme, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange rend un sensible hommage aux femmes marginalisées, les Abandonnées de l’existence, dénonce les injustices et l’hypocrisie,  et peint le portrait d’une Istanbul étrange et sombre. Bien qu’ancré en Turquie, le roman est un hommage universel au féminin.

***

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Point fort du livre: le thème (original et attirant).

Belle citation: « Istanbul était une illusion. Un tour de magicien raté. Istanbul était un rêve qui n’existait que dans l’esprit des mangeurs de haschich.  En vérité, il n’y avait pas d’Istanbul. Il existait de multiples Istanbuls– en lutte, en rivalité, en collision, chacune sachant qu’à la fin, une seule pouvait survivre » (p253).

10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, Elif Shafak ,  trad (anglais) par Dominique Goy-Blanquet), éd. Flammarion, France, 2020, 400p.

Par TAWFIQ BELFADEL

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