Après Le syndrome de la dictature (Actes Sud 2020) , Alaa El Aswany publie son nouveau roman en 2024, Au soir d’Alexandrie, dont la traduction a été éditée la même année par Actes Sud (traduit de l’arabe par Gilles Gauthier).
Alexandrie dans les années 1950. Gamal Abdel Nasser arrive au pouvoir. Dans le bar Artinos, des amis se voient chaque soir pour discuter de la vie et surtout de la politique ; Lyda qui a hérité l’établissement de son père, Abbas l’avocat, Anas le peintre, Carlo le serveur réputé pour ses nombreuses aventures amoureuses, Chantal la libraire française, Tony le chef d’usine de chocolat…Réunis sous le nom du groupe Caucus, malgré les écarts et divergences, ils ont en commun l’amitié sincère, le respect, le partage, et la solidarité. D’autres personnages croisent ce groupe et leurs histoires singulières se mêlent à l’histoire commune relatée dans le roman.
Le pouvoir durcit sa politique : idolâtrie envers Abdel Nasser, censure, espionnage, propagande, étouffement des libertés, emprisonnement arbitraire…Alexandrie devient autre et laide. Chantal n’arrive pas à inviter des écrivains étrangers ; le bar est visé par la police ; l’usine de Tony risque d’être confisquée pour nationalisation…
Quels destins auront les membres du Caucus ? Les personnages libres choisiront-ils le repli ou la révolte ? Comment le roman fait l’autopsie de la dictature par la fiction ?
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D’abord, le roman est un éloge d’Alexandrie, une ville tant chère à l’écrivain ; celui-ci rêvait depuis longtemps d’écrire un roman sur cette ville superbe (réf, visioconférence avec Alaa El Aswany, chaine You Tube Lecture-Monde). Le roman peint Alexandrie comme un pays à part, chargée d’histoire millénaire, carrefour de différentes cultures et religions (Coptes, musulmans, juifs), qui fascine tout visiteur au point qu’il ne pourrait la quitter après. Carlo est né à Alexandrie, de parents italiens. Chantal est française mais se sent Egyptienne, incapable de quitter Alexandrie. Ainsi, le roman offre d’abondants détails sur cette ville ; le lecteur aurait l’impression de s’y promener : monuments, lieux emblématiques, boutiques, hôtels, traditions…Alaa El Aswany devient ainsi un chroniqueur-témoin avec un regard anthropologique au sein de la fiction. « …Il lui serait impossible de vivre ailleurs qu’à Alexandrie » (p27).
Ensuite, le roman n’est pas un livre politique mais une fiction tissée par les interactions des personnages libres de leurs actes. Avec une écriture engagée, une écriture-scalpel, le roman dissèque et fustige la dictature qui mutile à la fois les gens et la belle Alexandrie. Alaa El Aswany ne donne pas de réponses ou d’analyses ; en tant que romancier, il pose les bonnes questions : comment les gens aiment se soumettre à l’oppresseur ? Quelle sont les origines de cette soumission qui frôle l’idolâtrie ? Par exemple, Galil est un comptable, membre bénévole de l’Union socialiste : il envoie des rapports sur chaque citoyen qui a des opinions contraires au parti unique (Socialisme) ou critique le leader Abdel Nasser. Ainsi, les réflexions explorées dans Le syndrome de la dictature sont mises en expérience dans ce roman ; la théorie de complot, la servitude volontaire, la propagande…L’auteur réalise deux desseins à travers ce roman : rendre hommage à Alexandrie et fustiger la dictature (un mal qui l’obsède). Une ode à la démocratie et à la liberté. « Nous avions peur d’Abdel Nasser et maintenant nous avons peur de sa photographie » (p53)
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Le roman dénude également l’hypocrisie et les faux-semblants qui découlent du pouvoir et se manifestent sur les gens. Par exemple, le mariage est vu comme un contrat social plein d’hypocrisie ; les couples libres jouissent d’un grand bonheur. Le directeur de l’orphelinat est un bon musulman qui fait le pèlerinage à la Mecque mais il vole l’argent des enfants.
Aussi, fidèle à son style, l’auteur captive le lecteur par la structure du roman. Ce dernier est un grand volume composé de divers fragments dont chacun raconte une histoire singulière à part ; ensuite les fragments s’entremêlent, les personnages se croisent, et cette mosaïque tisse un système romanesque commun et cohérent. Ce choix captive le lecteur et suscite le suspens : il tente de reconstruire les fragments et faire les liens entre protagonistes et évènements. Le résultat : le roman est comme une miniature de l’Egypte ce qui rappelle les grands classiques tels Balzac et Dostoïevski, et Naguib Mahfouz.
Par ailleurs, le roman est vivant : le lecteur aurait l’impression que les personnages et les évènements sont réels comme si le tout se déroulait devant ses yeux. Parmi les outils qui créent cet effet : les personnages, profonds et minutieusement construits ; le ralentissement des faits, non pour le remplissage, mais pour relater les actions avec profondeur ; le brouillage de la distance avec le lecteur (souvent le narrateur interpelle le lecteur : voici, nous, vous…). Bref, l’écriture chez Alaa El Aswany est un laboratoire, une chirurgie aigue (il est dentiste).
En plus, indépendant de ses personnages, Alaa El Aswany offre un roman majeur, plein d’humanité, sans juger ou intervenir avec des intrusions : tantôt on a de l’empathie pour un personnage, tantot du dégout pour lui…Par exemple, Tony sait que sa mère a trahi son père tant de fois, mais il fait tout pour lui éviter la prison ; le narrateur livre diverses raisons qui l’ont poussée à l’adultère…
Enfin, la traduction est superbe ; on a l’impression que le roman a été écrit directement en français. Plus qu’un traducteur, Gilles Gauthier est un fin connaisseur de l’Egypte et du Moyen Orient vu sa profession de diplomate. Ses commentaires et notes facilitent l’immersion et enrichissent le roman.
Dense et percutant, plein d’humanité, Au soir d’Alexandrie est un merveilleux hommage à cette ville et une ode à la liberté au temps de l’oppression-soumission. Un grand et magistral roman !
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Point fort du livre: la structure
Belle citation: « On vient d’Europe en voyage et on tombe sous le charme d’Alexandrie » (p201)
L’auteur: né en 1957 au Caire, Alaa El Aswany est un écrivain et chroniqueur. Il a travaillé comme dentiste dans la capitale égyptienne. Son roman L‘Immeuble Yacoubian a eu un succès international. Il est auteur de : J’aurais voulu être égyptien, Chicago, Automobile Club d’Egypte.
Au soir d’Alexandrie, Alaa El Aswany, éd. Actes Sud , trad (arabe) de Gilles Gauthier, France, 2024, 384p.
Par TAWFIQ BELFADEL
