Après La vie lente (seuil 2019), Abdellah Taia publie son nouveau roman chez le même éditeur, Vivre à ta lumière (2022).
Le Maroc est sous l’occupation française. Malika est une fille de Beni Mellal, orpheline de sa mère. Elle est mariée adolescente à Allal qui la laisse quelques mois après le mariage pour aller combattre en Indochine au sein de l’armée française ; il y trouve la mort. Malika est alors maltraitée par la belle-famille et rejetée de la maison de naissance à cause de la marâtre. Elle tombe dans la pauvreté et la mendicité : son seul soutien est Merzougue qui aurait des relations homosexuelles avec son mari. « La France a pris Allal, mon premier mari. Elle l’a tué en Indochine. La France n’a pas le droit de me prendre mon fils maintenant » (p167)
Au temps de l’Indépendance, Malika se trouve à Rabat, mariée et maman de plusieurs enfants. Elle essaie tous les moyens pour repousser Monique, une Française née au Maroc qui veut lui « arracher » sa fille Khadidja et l’emmener en France. À la fin des années 1990, Malika est à Salé, seule, sans mari ou enfants ; les filles sont mariées, Ahmad est allé en France pour vivre en liberté.
Que fera Malika pour affronter la solitude, l’abandon ? Et si l’homosexualité de son fils Ahmad lui était révélée ? Et si la mère de l’auteur Abdellah Taia se cachait-elle dans la peau de cette Malika ?
D’abord, le roman est un mélange d’autobiographie et de fiction. Il s’agit donc d’une autofiction, dite aussi autobiographie romancée. Les éléments primordiaux de ce roman se trouvent dans la vraie vie de l’auteur : la mère, le Maroc, l’exil, fragments de vie, l’homosexualité…A ces éléments, l’auteur a ajouté des couches de fiction pour faire une belle œuvre littéraire car une autobiographie « pure » serait moins intéressante.
A travers la voix du personnage Malika, c’est la mère d’Abdellah Taia qui parle ; Ahmed son fils homosexuel est l’auteur lui-même qui dès l’ouverture du roman dévoile au lecteur ce caractère autobiographique :« Pour ma mère M’barka Allali (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix » (p7)
Le roman est donc un vibrant hommage à la mère, plein d’amour et de tendresse malgré le grand fossé entre eux ; elle accrochée à la tradition et lui à la liberté qui transgresse celle-ci.
Ensuite, le roman rend hommage à l’humanité des homosexuels qui subissent la violence, les insultes, l’effacement, le viol…et qui vivent dans la clandestinité pour être eux-mêmes. Des parias de l’existence! Ahmed a été plusieurs fois violé ; de même pour son ami Djaafar qui a été violé maintes fois en prison.
Parler d’homosexualité c’est surtout fustiger l’hypocrisie au Maroc ; les hommes, même mariés, aiment baiser des hommes mais n’acceptent pas l’idée d’homosexualité dans le pays et persécutent les homosexuels. « Depuis que je suis sorti, je dois me cacher de nouveau, jouer plusieurs personnages à la fois, être hypocrite……Avoir mille et un visages » (p177)
L’homosexualité est aussi le combat Abdellah Taia qui se cache derrière son personnage, ses personnages. Ne supportant pas la clandestinité et l’hypocrisie, il est allé révéler son homosexualité à tout le monde avec courage et audace; en 2007 il a publié son texte « Homosexuel envers et contre tous » (Magazine TelQuel 2007), puis la lettre « l’homosexualité expliquée à ma mère » en 2009. Avec Vivre à ta lumière, il explore ce combat en profondeur en mêlant homosexualité et amour maternel.
L’Histoire est également omniprésente. La première partie (Beni Mellal) a lieu au temps du protectorat. L’auteur utilise le présent pour actualiser les faits. Parler d’Histoire c’est aussi faire l’éloge de Mehdi Ben Barka, figure de résistante au Maroc. « Dans le ciel sombre, Mhedi Ben Barka restera toujours une étoile qui brille nous » (p115)
Par ailleurs, le roman peint un Maroc « impitoyable », un Maroc-prison où les personnages étouffent d’abord à cause des différentes misères et aussi à cause de la soif de liberté. Ainsi, le roman représente un duel entre tradition (Malika) et modernité ( quête de liberté d’Ahmed et autres). Abdellah Taia lui-même a choisi de quitter le Maroc pour jouir de toutes les libertés ; de pensée, d’expression, du corps… « Les enfants ne s’appartiennent jamais, chez nous. Ils appartiennent à leurs parents et leurs grands-parents. Qui peuvent faire ce qu’ils veulent » (p43)
Le ton ethnographique est présent. Le roman offre tant d’éléments sur le patrimoine marocain, endroits touristiques, us et coutumes, sorcellerie et croyances, légendes et dictons, mots du dialecte…C’est une occasion pour l’auteur de nouer avec le pays des racines.
Le roman est divisé en trois parties. La transition est faite d’ellipses (sauter des fragments de la fiction) et incite le lecteur à tisser lui-même le lien entre les parties. Elles portent comme titres les noms des villes (Béni Mellal, Rabat, Salé) qui a grand lieu avec la vie de l’auteur.
La narration est très agréable. Elle se déroule à la manière tantôt d’une lettre, tantôt d’un dialogue sans ponctuation, tantôt d’un soliloque. Ce caractère donne davantage de valeur au roman et captive le lecteur.
Ce qui serait un point faible du roman, c’est l’incohérence relative au thème de l’homosexualité. Explorer ce thème est intéressant, surtout dans un contexte maghrébin où règnent l’extrémisme et l’hypocrisie. Mais dans ce roman, les situations miroitant l’homosexualité dégagent une grande incohérence : là où il y a deux hommes, l’auteur leur colle le caractère homosexuel. Une sorte « d’obsession thématique « qui altère l’intérêt du thème.
Par exemple, Allal le mari de Malika a des relations homosexuelles avec Merzouge mais tout le monde le sait au village même son épouse. Et , voici l’incohérence, Malika n’est jamais jalouse. « Je ne suis pas jalouse de Merzougue » (p20). Quelle femme accepterait-elle de partager son mari, et encore avec un homme au su et vu de tout le monde?
Autre exemple : Djaafar dit qu’il est tombé amoureux du directeur de prison qui l’a violé. Comment une personne tombe amoureuse de son violeur ?
De même le thème d’homosexualité n’est pas explorée en profondeur, l’auteur se contentant de qualifier tel ou tel personnage d’homo. Le lecteur n’a pas un large accès aux sentiments de ses êtres mis à la marge. Ahmed par exemple n’existe dans la fiction que par son nom alors que c’est un élément important. Bref, ce qui serait superbe c’est de centrer la fiction sur les faits avec profondeur et cohérence, et laisser le lecteur lui-même juger et qualifier les personnages, découvrir tout seul l’enfer subi par les homos.
Sensible et humain, Vivre à ta lumière est un hommage à la mère et aux personnes qui avancent seuls et contre tous pour être eux-mêmes. Un roman sous forme d’une belle lettre d’amour !
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Point fort du livre: la structure narrative
Belle citation: « Depuis que je suis sorti, je dois me cacher de nouveau, jouer plusieurs personnages à la fois, être hypocrite……Avoir mille et un visages » (p177)
L’auteur: né en 1973 au Maroc, Abdellah Taia est un écrivain et cinéaste. Il vit en France.
Vivre à ta lumière, Abdellah Taia, éd. Seuil, France, 2022, 208p.
Par TAWFIQ BELFADEL