Entretien avec Anouar Benmalek; « mes personnages finissent par faire partie de ma famille » (1)

Le magazine Lecture-Monde vous offre un entretien riche et inédit avec le romancier Anouar Benmalek.

Vous n’avez pas publié depuis plus de 5 ans ; pourquoi cette « absence » ?

La réponse est simple : c’est parce que j’ai passé quatre ans à écrire  et, surtout, à réécrire mon dernier roman, L’amour au temps des scélérats !

Pour lire la critique de ce roman cliquez ici: L’amour au temps des scélérats

Votre nouveau roman a pour repère spatial la Syrie et son environnement régional. Même dans les précédents romans vous dépassez souvent le choix classique de l’espace (France-Algérie). Pourquoi ce souci d’universel ?

Je ne vais pas vous répondre de manière directe. Il y a trois ans et demi , j’ai donné une conférence aux USA sur le livre que j’étais en train d’écrire, ce roman justement que j’ai mis quatre ans à finir.

Jusqu’alors, je ne me m’étais jamais livré en public à un exercice aussi périlleux : raconter la genèse, puis la lente et compliquée venue au monde d’un roman alors qu’il n’était pas encore achevé, discerner les allées et venues, les errements mêmes ,les fausses routes, les impasses, entre le projet initial et la réalisation concrète, les doutes, constants, quant à la nécessité de mon livre, l’impact considérable à mon corps défendant de l’actualité du monde, en particulier arabe, sur mon écriture, de la terrible intervention de l’Histoire, passée et présente dans la trame de mon récit. Ce que j’appellerai par la suite : « Et pendant ce temps… »

À l’époque, j’avais eu l’impression de me livrer à une forme de confession de mes péchés — littéraires seulement, il va de soi ! À l’époque, ce péché (je veux dire le tapuscrit..) avait déjà l’aspect d’un gros livre. À mon corps défendant, car un de mes souhaits les plus ardents et que je n’ai encore jamais réussi à réaliser, c’est d’écrire un roman « maigre » d’une centaine de pages, un chef-d’œuvre si possible, tant qu’à faire ! (Je plaisante.) Je crois cependant que les écrivains ressemblent aux athlètes : certains coureurs sont taillés pour le 100 mètres alors que d’autres le sont pour le dix mille mètres. Moi, je constate que j’appartiens malgré mon désir contraire à l’espèce des marathoniens…

Avez-vous toujours une idée nette de la fin de votre roman quand vous en commencez un ?

À ce moment de la conférence américaine, je vous avouerai que je n’avais encore qu’une vague idée de la fin de mon roman. Quand je compare les notes préparatoires résumant mon projet initial et le résultat final publié, je suis vraiment surpris par leur différence et ce n’est vraiment pas une simple manière de parler. Dans mon livre s’agitaient désespérément beaucoup de personnages. Certains de ces personnages me sont devenus très chers, un peu parce que je pensais à eux tout le temps, que je les ai fait venir au monde sans leur en demander la permission, que je les ai fait grandir au fur et à mesure des pages, que je les ai fait tomber amoureux parfois (Oui, j’aime les histoires d’amour !), et, finalement, que je les ai engagés malgré eux et, je le jure, malgré moi parfois, dans des événements terribles qui les dépassent et les obligent à des choix déchirants.

La crédibilité de mon roman exigeait malheureusement de sacrifier certains de mes personnages : on ne peut pas naître impunément dans certaines parties du monde, on ne peut pas vivre innocemment à certaines époques. Il y a un prix à payer – toujours ! – et, au moment de la conférence, je n’avais pas encore décidé lequel de mes personnages allait en payer le prix le plus élevé.

Un écrivain est-il celui qui choisit ses victimes ?

Je m’étais déjà heurté à cette constatation d’acier et de sang lors de la rédaction de mon précédent roman, fils du Shéol :  choisir comme personnages un enfant juif allemand ordinaire dans l’Allemagne du troisième Reich, ou une jeune femme Herero, tout aussi ordinaire, de Namibie dans la colonie ouest-allemande du deuxième Reich au tout début du siècle dernier place d’emblée le romancier dans un décor tragique dont il ne peut s’abstraire totalement.  À moins de trahir l’essence de son art : extraire un semblant de « vérité » du chaos sanguinaire du monde. 

Dans ce cas précis, la réalité consistait en deux génocides, celui des Juifs et des Tsiganes de la Seconde Guerre mondiale et celui, beaucoup moins connu, des Hereros en 1904, qui n’a été reconnu comme génocide qu’en 2015 par le gouvernement allemand.

Dans Fils du Shéol, le petit juif allemand sera gazé dès le premier chapitre, mais je n’ai pas pu me résoudre à m’en séparer, car j’avais l’impression de trahir à mon tour cet enfant, de me faire complice de son meurtre. Alors j’ai décidé de le maintenir en vie (au moins littérairement) sous la forme d’une sorte de fantôme qui raconterait, en remontant dans le temps, comment la cruauté répétitive des hommes arrive, à travers deux génocides, l’un artisanal, l’autre industriel, à relier deux êtres a priori totalement dissemblables : un petit Européen de confession juive des années 40 et une Africaine devenue jeune femme à la naissance du 20e siècle.

Il m’est arrivé parfois de regretter de m’être attaqué à un tel sujet parce que je savais d’emblée que j’allais devoir modeler patiemment des personnages de façon que le lecteur finisse par s’identifier à eux, à avoir peur pour eux, à les apprécier et à assister, impuissant, à leur mise à mort terrible à la fin du roman.

Cette identification n’a de chance de réussir que si elle « fonctionne » d’abord pour l’écrivain — en tous cas en ce qui me concerne. Ce n’est que parce que je m’occupe de la plupart de mes personnages comme il s’agissait de mes enfants, que je leur consacre deux, trois ou quatre années de ma vie (alors que le temps des humains est tellement compté…) que ces personnages, pourtant de papier, finissent par faire partie de ma famille quasiment au sens le plus réel du terme : leur devenir m’affecte, me fait sourire quand quelque chose d’heureux leur arrive, me cause du chagrin lorsqu’un malheur leur tombe sur la tête … Plus précisément : lorsque je dois choisir le type de malheur qui va leur tomber sur la tête…

Comme dans Le Rapt, par exemple ?

Dans Le Rapt, un roman consacré à la violence de deux époques charnières de l’histoire de l’Algérie, la guerre d’indépendance contre le colonialisme français et la guerre des années quatre-vingt-dix opposant le pouvoir militaire, les Daech algériens des années quatre-vingt-dix (GIA et autres AIS) et la société civile, j’avais « construit » une famille d’Algériens ordinaires (j’insiste sur l’adjectif « ordinaire ») : une femme, un homme et leur fille.

Ne croyez pas qu’un écrivain soit obligatoirement un être pervers totalement dépourvu de sentiments : s’il a fait correctement son travail, les personnages d’un romancier peuvent devenir, pour lui d’abord et, s’il a de la chance, pour un certain nombre de lecteurs également, plus « attachants », plus « intéressants »  que des êtres humains de chair et de sang. Combien de « vraies » personnes existent plus « réellement » que Don Quichotte de Cervantès ou Robinson de Daniel Defoe ?

Pour coller à la vérité de l’atmosphère générale qui régnait en Algérie pendant les années quatre-vingt-dix, la fin de mon roman Le Rapt exigeait un mort (parmi les « gentils », j’entends). J’ai eu beaucoup de mal à choisir lequel de mes trois personnages devait disparaître. J’ai passé des mois à hésiter : le père ? la mère ? leur fille. C’est la mort dans l’âme que j’ai fini par me décider.

Je ne vous dirai pas ici lequel d’entre eux a dû s’en aller pour que je puisse clore mon roman : pour des raisons de courtoisie (on ne « spoile » pas un récit avec suspense) et de droits d’auteur supplémentaires possibles… Je ne voudrais pas décourager ceux qui seraient susceptibles de lire Le Rapt !

Pour le dire de manière plus imagée, je ne suis pas aussi insensible que l’auteur de « Game of Thrones » qui tue à intervalles réguliers les personnages flamboyants qu’il a mis tant de talent à nous faire aimer !

Depuis quand pensiez-vous au projet de « L’Amour au temps des scélérats »  ?

Après « Fils du Shéol », j’avais décidé d’écrire enfin sur un sujet qui me tenait à cœur depuis pratiquement mon enfance : les Indiens d’Amérique du Nord. Enfant, rien ne me faisait autant rêver que les films dits western. Je dois ajouter que j’étais le plus souvent instinctivement du côté des Indiens ! Peut-être parce que nous venions de sortir du colonialisme français et que nous avions en nous une réaction instinctive de solidarité entre « Indigènes », comme nous appelaient de manière méprisante les anciens occupants européens de l’Algérie. D’autant que j’avais lu, pendant mon adolescence, une déclaration d’un président américain, Theodore Roosevelt, prix Nobel de la paix, statufié sur le Mont Rushmore (montagne sacrée des Indiens Lakotas, appelée par eux Six grands-pères)  :  « Je n’irais pas jusqu’à penser que les seuls bons Amérindiens sont les Indiens morts, mais je crois que c’est valable pour les neuf dixièmes et je ne souhaite pas trop me soucier du dixième. »

Je dis « enfin » parce qu’il y a une dizaine d’années, j’avais commencé à réfléchir à ce sujet. J’avais lu nombre d’ouvrages dont le magnifique « Bury my heart at Wounded Knee », j’avais accumulé, comme pour chacun de mes livres,  des boîtes de fiches cartonnées, des cahiers d’idées de développements… J’avais découvert que les Amérindiens avaient, indépendamment de la conquête européenne, une histoire politique et guerrière aussi compliquée que celle, par exemple, du continent des nouveaux envahisseurs, qu’il a pu exister, par exemple, un véritable empire comanche aux XVIIIe et XIXe siècles, que les Amérindiens n’avaient pas été seulement des victimes, qu’ils s’étaient aussi farouchement entretués que les Européens entre eux, qu’ils avaient même pratiqué à l’occasion l’esclavage, etc. Bref : qu’ils avaient été, étaient et sont de parfais représentants de notre funeste (souvent) et merveilleuse (parfois) espèce humaine. 

Et puis, au moment de commencer mon premier chapitre, j’ai été pris de panique : qui étais-je donc pour parler d’un sujet aussi complexe, n’étant ni Indien ni Américain… ? Quelle légitimité avais-je pour me plonger dans les arcanes de l’histoire d’une tristesse infinie des peuples amérindiens ? J’ai lâchement abandonné mon projet et écrit à la place un autre roman « Ce jour viendra », un roman qui commence en Algérie par un massacre commis par le GIA (le Daech de l’époque) et se termine par une histoire sordide de clonage d’enfant à Los Angeles…

Quelques romans plus tard, j’ai décidé de revenir à ce sujet. J’ai lu d’autres ouvrages de référence, pris de nouvelles notes et puis patatras : il y a eu ce que j’ai appelé tout à l’heure le phénomène des « Et pendant ce temps… »

Qu’entendez-vous par ces « Et pendant ce temps… »

Pendant ce temps, alors que je commençais à mettre au point l’architecture provisoire de mon livre sur les Indiens, a surgi Daech, dont les méthodes rappelaient, en moins industrielles, en moins systématiques, en moins « scientifiques », tout en restant aussi barbares, les méthodes employées par les criminels génocidaires de mon précédent roman.

Daech, mais aussi les guerres multiples, directes ou par procuration, et les centaines de milliers de morts déchirant la géographie politique et humaine des pays de la région, de la Syrie, de l’Irak, du Yémen, etc., après les immenses espoirs de libération et de démocratisation soulevés par ce qu’on a nommé trop vite « Les printemps arabes »…

Que faire alors ? Je ne voulais plus délaisser mon projet indien : je n’ai qu’une vie et le temps qui m’est encore imparti se rétrécit probablement plus rapidement que je ne le suppose ! Mais je ne voulais ni ne pouvais ignorer ce qui bouleversait aussi tragiquement le monde arabe, mon monde arabe ! Après un long temps de réflexion, j’ai décidé de tout « mêler » dans mon nouveau roman : les Indiens d’Amérique, la Syrie, l’Irak, les deux guerres du Golfe, Daech et… un petit peuple, celui des Yézidis, dont le destin contemporain ressemble fortement à celui des Amérindiens du XVIIIe et XIXe siècles… 

…à suivre

***

L’auteur: né en 1956, Anouar Benmalek est écrivain, poète, et conférencier . Ses livres ont un ample succès international. Il vit en France.

Il est interdit de reproduire, partiellement ou intégralement, ce texte sans l’autorisation de la rédaction.

Propos recueillis par TAWFIQ BELFADEL

2 commentaires sur « Entretien avec Anouar Benmalek; « mes personnages finissent par faire partie de ma famille » (1) »

  1. Bonjour
    L’interview de Anouar Benmalek est très intéressant.Il retrace son processus d’écriture tout aussi captivant.Je souhaiterai savoir quand est sorti son dernier livre pour éventuellement proposé que ce livre participe au prix littéraire Fetkann Maryse Condé 2022 (voir cifordom.net) 🙏 merci

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