Entretien avec Raharimanana:« l’oralité est la base de mon imaginaire et de mon écriture »

Le magazine Lecture-Monde vous offre un entretien inédit avec l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana.

1-Vous écrivez en français et en langue malgache ; comment vivez-vous ce bilinguisme et comment choisissez-vous entre les deux pour écrire tel ou tel texte ?

Il s’agit d’abord d’un parcours. J’ai commencé par la langue malgache quand j’étais enfant et adolescent. Puis la dureté du pays, et la complexité de la situation ont obligé le jeune écrivant que j’étais (je ne pouvais pas encore me considérer comme écrivain) à opter pour la langue française, une langue qui me permettait une certaine distanciation émotionnelle, et une langue qui avait beaucoup plus de référents en littérature écrite. La langue malgache restait là, dans l’ombre, dans la poésie, la traduction et l’écriture de chanson, ou dans des tentatives de roman qui restaient de longues périodes dans les tiroirs.

Il a fallu attendre la maturité pour réellement revenir à la langue malgache, une certaine assurance sur ma légitimité de la bousculer ou de la réinventer. Je ne choisis pas réellement, je sais dans quelle musicalité je veux être, et dans sorte d’énergie également, et à ce moment-là, je vais dans telle ou telle langue. Je sais aussi dans quelles inventivités je veux être, alors je fais mon choix. Il y a des traditions d’écriture dans l’une et l’autre langue, c’est comme une sorte d’exercice de style que j’adopte à ce moment-là. Pour l’instant, je suis en retard dans ce que j’ai envie de faire en langue malgache.

2-Dans votre récit « Tisser » (Mémoire d’encrier 2021) et souvent dans vos œuvres vous explorez les mythes, contes et légendes malgaches ; pourquoi s’intéresser à l’oralité ?

L’oralité, avec la poésie, est la base de mon imaginaire et de mon écriture. Avant d’écrire, je contais, j’ai toujours conté à mes frères et sœurs, à mes cousins, cousines, à mes amis et amies. J’en ai fait mon métier également, c’est moins connu que ma carrière d’écrivain mais je n’ai jamais cessé de conter. Mes études d’après-licence, à l’Institut des Langues Orientales (INALCO, Paris), portait sur les mythes malgaches.

Il m’est important de puiser dans cette oralité pour développer mon écriture, pour ouvrir à des imaginaires fabuleux, peu explorés en littérature française. L’oralité m’intéresse également pour sa grande liberté musicale, la joie qu’elle apporte, et la sagesse des âges qu’elle procure. C’est aussi un genre qui dépasse les frontières des cultures nationales. L’oralité touche à l’universel et parle en chacun de nous. Les thèmes primaires de l’humanité sont là. Avec leurs forces et leurs intemporalités.  

Pour lire la critique de ce récit cliquez ici: Tisser

3- Votre récit « Tisser » (tisser des relations entre les humains, entre passé et présent, entre ancêtres et contemporains, entre Afrique et Ailleurs…) fait penser à la philosophie de Glissant (Archipélisme, Tout-Monde, créolisation) ; y a-t-il un lien avec ce philosophe ? Qui est Glissant pour vous ?

Pour moi, Glissant est d’abord un très grand poète qui explore un monde stupéfiant d’infini. Je le lis au fond sans me dire que c’est l’archipélisme, le Tout-Monde ou la créolisation. C’est un voyage inédit qu’il propose à chaque vers, je peux rester des mois entiers sur une page de Pays rêvé, pays réel, ou Le sel noir par exemple :

Tu énonces comment partager le matin et où Serrer ta nudité tu dénonces le lé Où le feu chante qu’il te crée Tu lances cœur laves coulée le sang rivé Dans ce cyclone que tu fais (Pays rêvé, pays réel).

 Il fait partie pour moi des auteurs qui ne cessent de m’ouvrir des portes, comme Rabearivelo, Césaire, Lautréamont, Jabès, Yourcenar… et plus près Hubert Haddad. La poésie regrette en réalité les frontières des langues et cherche constamment des liens, des fils, des aiguilles pour relier, pour créer des ourlets, pour déborder sur d’autres motifs, d’autres identités.

4-Vous êtes poète aussi et même votre prose est poétique ; pourquoi cette passion pour la poésie ? C’est quoi la poésie pour vous ?

La poésie, c’est aimer. Aimer toute beauté. Le monde. Les êtres. C’est ne jamais croire à la réalité, je veux dire, de toujours s’étonner de la réalité. Croire, pour moi, c’est s’arrêter de s’émerveiller. La fumée qui s’élève d’un lac gelé, le sourire, différent d’un visage à l’autre, le temps qu’une sculpture suspend, le silence qu’on cherche dans les murmures, etc. La poésie me donne la sagesse, le calme, l’envie d’être, et la joie de transmettre.  

5- Décoloniser et transmettre sont aussi des piliers de votre univers : à quoi sert l’écriture, c’est quoi écrire pour vous ?

Transmettre est bien plus important pour moi que décoloniser. Décoloniser ne peut pas être un objectif pour moi, c’est juste un passage vers la liberté. Décoloniser n’est pas un fondement de l’écriture, c’est seulement un thème, une manière d’éclairer les mécanismes de domination. L’écriture est libre de fait, elle dépasse cette question de la décolonisation pour toucher directement à l’humain. Transmettre est une offrande pour la continuité du beau et de l’aisance d’être. Peut-être que l’écriture sert à cela, rendre les gens libres et heureux de se construire comme ils l’entendent.

6-Récemment avec votre ami Nassuf Djailani avez fondé la maison d’éditions Project’iles centrée sur la littérature indian-océane; pourquoi  ce besoin de faire de l’édition ?

Nous avons conscience de l’absence de support d’expression dans nos îles respectives. Nous connaissons beaucoup d’auteurs sans éditeurs, beaucoup de jeunes qui s’essaient à la littérature, en manque d’outils critiques et de lecteurs. C’est pour cela que Nassuf Djailani a créé d’abord la Revue Project’îles et que je l’ai rejoint plus tard pour créer la maison d’édition du même nom. Nous voulons rétablir les liens entre les cultures dans cette région du monde où presque tout le monde a participé pour bâtir nos sociétés actuelles : L’Afrique -notamment de l’Est, ainsi que les Bantous, les Indes, le monde malayo-polynésien, l’Arabie, et malgré l’histoire violente, les nations colonisatrices comme le Portugal, La France, l’Angleterre… L’Océan Indien abrite une littérature insoupçonnable de vitalité et d’inventivité.

7-« La Voix, le Loin : 100 poèmes » (Vents d’Ailleurs 2021) est votre nouveau livre dans lequel vous mêlez poésie, musique et théâtre : pourquoi ce besoin de marier les arts ?

Comme je le rappelle souvent, l’oralité est l’un des socles de mon écriture. La musique m’a toujours accompagnée. Je prends souvent mon instrument de musique (la valiha ou le marovany) pendant que j’écris, ou après, ou avant. C’est un fait naturel de l’oralité de mêler les arts. Il se trouve que le théâtre le permet aussi, ou l’écriture cinématographique que je pratique également. Les arts ne sont pas contradictoires, c’est la folie du Beau qui m’amène à ces différentes disciplines.

Dans l’écriture même de La Voix, le Loin, je me suis donné des consignes d’écriture bien précis. Je me réveille le matin, j’entends un premier son, je poursuis ce son pour toute la journée, sous forme de poème, sous forme de photo/vidéo, sous forme de dessin, sous forme de musique. Le soleil couchant, j’arrête le poème. Un poème entre l’aurore et le crépuscule. Et ces voix, elles proviennent de chants lointains et ancestraux, elles s’échappent d’un tableau, d’un paysage, elles vibrent sur les cordes du marovany…  

8-Votre écriture a un caractère humaniste comme chez Amin Maalouf ou Abdellatif Laâbi ; peut-on sauver l’humanité de son naufrage par la littérature ?

Je pense qu’on ne sauve pas l’humanité de son naufrage par la littérature. Par contre on peut la construire avec la littérature. Avec les arts. La littérature est un monde en réserve, un creuset des possibles, de l’utopie qui peut prendre forme, un ventre qui accouche.

***

Propos recueillis par TAWFIQ BELFADEL

L’auteur: né en 1967 à Madagascar, Jean-Luc Raharimanana est un écrivain de langues française et malgache. Il adopte tous les genres: romans, contes, théâtre, poésie, essai…Ses œuvres ont été récompensées par divers prix. Il vit en France.

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