Le magazine Lecture-Monde vous offre un extrait gratuit du livre de Mohammed Khadda intitulé « Feuillets épars liés » (SNED 1983).
LE TEXTE _ _ _ _
Au-delà du col de Guerza, à Menaà des Aurès aucun lycée, aucune école, pas la moindre ruelle ne porte le nom de Anna Gréki, poète et martyr de la Révolution Algérienne. Mais ne désespérons pas, il faut bien qu’un jour, dans ce pays qui recense ses richesses pour réécrire son Histoire, l’on en vienne à redécouvrir le chant vertical de la fille « aux yeux de chaouia ».

Les rudes Monts des Aurès furent la prime et indélébile mémoire de Anna Gréki. « Tout ce que j’aime et ce que je fais à présent a ses racines là-bas » écrit-elle. Et de fait, elle revenait souvent s’arrimer à Menaà en y jetant soit « l’ancre » soit « le filet. Havre dans la tourmente et le déferlement de la violence.
Et il me semble, à chaque nouvelle lecture de ses âpres poèmes, retrouver les couleurs de son paysage natal, l’ocre, le roux et le brun de ses collines ; le vert-cendre des maquis crépus. Et , dans ses mots, je crois encore percevoir comme les échos de la rocaille de l’oued El Abdi.
Mais son douar oou les maisons étaient sans portes « puisque les visages s’ouvraient dans les visages » va, sous les bombes et le napalm, « replier ses kilomètres de joie » , se refermer comme un livre d’images sur les scorpions gris qui s’apprivoisent, sur ses amours juvéniles et clore son enfance. La guerre bestiale qui happait et broyait tout allait s’acharner, hargneuse, sur Anna Gréki.
Et, tout comme Maiakovski et Eluard dont, à mon sens, elle continue dignement la lignée et les certitudes, elle choisira « couleur contre malheur ». Elle adhère au Parti Communiste Algérien et prend part à la lutte de Libération Nationale, passionnément. Car la passion est assurément un des traits saillants de la personnalité de Anna Gréki. Et puisqu’elle impose à sa poésie de remettre « les choses en place », le poème ne pouvait être séparé du combat ; j’écris, dit-elle, pour réaliser une situation de fait. Ce franc engagement la vie et l’Histoire intensément vécus allaient rendre encore plus véhémente la voix qui le proclamait, plus dures les exigences qui le sous-entendaient.
L’arrestation, la torture, la prison et le camp de concentration (d’internement disaient pudiquement les médias) imposent leurs cruautés avec les coups au corps, les coups au cœur mais les coups à l’esprit. « Ils m’ont dit des paroles à rentrer sous terre ». D’autres coups encore ; de sa prison Anna Gréki compte les camarades morts au combat et ceux qui sont froidement assassinés, parmi eux des êtres qui lui sont très chers. La douleur et la révolte porteront cet acier jusqu’à l’incandescence. Anna Gréki ne pouvait plus, dès lors, « aimer qu’avec la rage au cœur ». Mais néanmoins aimer encore…et c’est miracle.
Les premiers poèmes naissent en prison. Le chant de Anna Gréki s’est développé, déployé sur dix ans à peu près_ précisément dans les années les plus difficiles de l’Histoire de noter pays _ quand la vie lui fut tragiquement confisquée laissant un chant brisé, une œuvre tronquée et douloureusement close sur l’inachevé.
Aujourd’hui encore_ certains regrets sont plus têtus que la mort_ j’imagine Anna après le long calvaire, parvenant « hors de la matrice énorme de la guerre », lavée de ses souillures par notre fraternité, s’investissant à nouveau sur d’autres fronts pour faire aboutir ses rêves de bonté. Elle nous aurait offert comme « les narcisses du matin », le pan manquant, la seconde partie apaisée et toujours fervente du chant.
Car Anna avait repris ses études interrompues, elle reprenait gout à la vie et s’apprêtait à donner la vie…l’enfant aurait aujourd’hui seize ans.
Par MOHAMMED KHADDA
« Afrique-Asie », PARIS février 1982.
Mohammed Khadda, feuillets épars liés, éd. SNED, 1983, pp128-130.
Mohammed Khadda (1930-1991) est est un peintre, sculpteur, et graveur algérien. C’est l’une des grandes figures de l’art contemporain en Algérie.
Anna Gréki (1931-1966) est une poétesse algérienne et militante de la Guerre d’Algérie.
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