Crédits photo: Page Facebook-Ahmed Tiab auteur
De temps en temps, le magazine Lecture-Monde organise des entretiens avec des écrivain.e.s du monde entier. Cette fois, il s’agit du romancier Ahmed Tiab, écrivain né en Algérie et vivant en France, grand passionné du polar.
Pour découvrir la critique de son dernier roman cliquez ici : Vingt stations
1-Presque tous vos romans sont des polars ; pourquoi cette passion pour ce genre précisément?
Au départ, j’avais l’idée d’écrire une histoire en lien avec le passé de l’Algérie et son présent. L’intrigue policière qui ouvre mon premier roman fut un moyen d’entrer dans le sujet en utilisant un biais abordable et dans mes moyens car je ne suis ni historien, ni sociologue. Quoi de mieux qu’un cold case pour parler du passé ? Débusquer une légitimité à évoquer des choses sérieuses à travers un roman policier, c’est l’opportunité que j’ai trouvée dans ce genre littéraire.
Par ailleurs, la manipulation de la matière historique concernant l’Algérie et ses liens avec la France reste sensible, aussi, j’ai voulu éviter les pièges de la pensée en ligne droite, y aller par touches, par nuances. Le polar, oui, pour exhumer les cadavres dans les placards sans avoir l’air d’y toucher. Je voulais ce premier roman justement sans héros ni salauds. Un cas de conscience pour l’enquêteur. Le polar est pour moi une porte d’entrée vers les sujets qui me tiennent à cœur : les quêtes identitaires, la radicalisation islamiste, les exils. Une opportunité pour raconter des histoires de femmes et d’hommes aux prises avec leurs propres réalités.
2-Pourquoi la ville d’Oran est-elle souvent le centre de vos fictions ? C’est quoi Oran pour vous?
Oran est ma ville de naissance. J’y ai vécu 25 ans, la moitié de ma vie. La possibilité de parler de cette ville que je connais très bien, où j’ai passé une très belle enfance. Dans ma famille, nous étions baignés dans une culture de tolérance et de mixité. Nous avions une histoire et des proches dont on pouvait se prévaloir et être fiers. Une éducation et des principes. Le tout fut balayé en quelques années seulement, les anciens ont vite disparu. Oran est une ville particulière, elle a toujours été l’objet de convoitises sur le plan historique et stratégique. Aujourd’hui on s’obstine à vouloir en faire une ville du tiers-monde avec succès. Après avoir été dés-historicisée , elle est arrachée à sa géographie méditerranéenne, rieuse et occidentale, pour se retrouver tristement orientale.
Découvrez l’avant-dernier roman: Adieu Oran
3-Dans le dernier roman « Vingt stations » (Aube 2021) vous vous êtes éloigné du polar. Pourquoi ce choix ?
Dans ce roman, il me fallait prendre mes distances avec le personnage de Kémal Fadil [personnage récurrent dans les polars de l’auteur]. Je cherchais un narrateur fragile, anonyme, un personnage ordinaire, un citoyen lambda qui aurait très bien pu vivre ce qui lui est arrivé. Je suis parfois amusé de lire dans certaines chroniques « inspiré de faits réels » à propos de ce roman. Je crois avoir atteint mon objectif qui était de rendre vraisemblable la vie de mon protagoniste.
Lire un extrait gratuit du dernier roman d’Ahmed Tiab: extrait-Vingt Stations
4-Votre dernier roman apporte un regard neuf et actuel sur la décennie noire des 1990 ; pourquoi revenir à cette période ?
En regardant les manifestations qui exigeaient le départ de Bouteflika, je me suis demandé pour quelles raisons ce type avait été porté au pouvoir – mis à part le fait qu’il ait été le jeune et brillant ministre de Boumédiène. J’ai trouvé de la documentation à propos de la promesse de justice et conciliation qu’il avait faite au peuple suite à la décennie noire pour se faire élire. L’histoire retiendra que ses promesses ne furent jamais tenues. Au contraire, il a laissé filer les meurtriers au milieu de la foule. Il me fallait un protagoniste pour faire justice pour lui-même, et par projection, pour toutes les autres victimes des islamistes. Je n’évoque la décennie noire qu’à travers ses conséquences sur la vie quotidienne des petites gens. Pour le reste, les historiens pourvoiront… si un jour on le leur permet.
5-Le commissaire Kémal Fadil est le personnage principal de plusieurs de vos romans ; comment et pourquoi construire ce personnage récurrent ?
Le personnage du commissaire Fadil s’est construit au fur et à mesure dans mon premier roman. Il est devenu récurrent car la suite Le désert ou la mer a été écrite dans la foulée. Je l’avais achevée avant même de trouver mon éditrice. Cette spontanéité m’a été dictée par l’impression pressante de ne pas avoir tout dit dans le premier opus, il fallait expliquer la rencontre avec Fatou, la mort du père Fadil, la vérité sur l’accident de Léla. De plus, j’avais été horrifié de voir in situ le sort fait en Algérie aux migrants subsahariens. Ensuite, le personnage devient tellement réel qu’on voudrait qu’il continue à vivre d’autres aventures autour d’autres sujets importants et dont on voudrait lever un petit coin de voile. Le personnage existe aussi à travers les femmes et les hommes importants qui gravitent autour de lui, proches, amis ou collègues. Ils deviennent à leur tour récurrents.
Pour info, je reviens au polar avec un autre personnage : Lotfi Benattar (Pour donner la mort, tapez 1). La suite de ses aventures est prévue pour février 2022.
6-Vous êtes né en Algérie et vivez en France depuis les années 1990 ; pourquoi aucun de vos écrits n’est ancré en France ?
J’ai réellement ancré mon récit en France dans mon 4ème roman Pour donner la mort, tapez 1 . Pour le reste, je pense que les tourments qui agitent la communauté algérienne ou d’origine algérienne en France sont directement liés à l’Algérie. Tous les nouveaux phénomènes surgissant là-bas, apparaissent presque instantanément en France, d’où cette difficulté grandissante à l’intégration et au « vivre-ensemble » qui semble donner tant de grain à moudre à certains politiciens – des deux côtés de la mer. Je pense que mes récits ne sont certes pas ancrés en France, mais ils s’adressent bien aux publics des deux rives. J’ai attendu d’écrire vers la cinquantaine, à un moment où j’ai vécu la moitié de ma vie d’un côté de la rive puis l’autre moitié de ce côté-ci. Un excellent poste d’observateur, non ?
7-Contrairement à plusieurs écrivain.es né.es en Algérie et vivant en France, la question identitaire et l’entre-deux-rives sont absents dans vos livres ; pourquoi ?
Je suis ce qu’on appelle un « primo-arrivant ». Je n’ai pas un vécu de fils d’immigré avec tout ce que cela implique. Je n’ai pas cette légitimité. De plus, à mon arrivée en France, il n’était pas question que je vive au milieu d’une communauté dont je venais de quitter le pays d’origine. Je voulais vivre au milieu des gens, TOUS les gens, dans un pays nouveau, essayer de comprendre, grandir et faire ma vie. Mon parcours personnel fait que je n’ai pas de questionnement identitaire à proprement dit, je sais qui je suis, d’où je viens et comment je veux vivre. J’ai choisi mon nouveau pays, j’ai pris librement sa nationalité et je me considère comme citoyen de ce pays avec tout ce que ce que ça engage. Je reste attaché à ma ville à mes racines familiales sans drame ni passion. Je n’ai pas de nostalgie particulière et je n’ai pas construit une mythologie par rapport au pays « d’origine » puisque contrairement à d’autres romanciers qui en parlent, j’y vais souvent. Je sais ce qu’il s’y passe et ça ne donne pas envie !
Les questions identitaires sont souvent révélées par le conflit, la non-acceptation de soi et le sentiment de différence. Je ne me suis jamais senti différent et je refuse qu’on parle de moi en tant que « diversité » ou en d’autres termes qui assignent. Mon pays est celui où je vis. Je ne parle pas de ces questions probablement parce que je me sens serein et en sécurité sur le sujet, j’estime que mon identité n’est nullement menacée aujourd’hui en France.
8-A travers des fictions, vous mettez à nu la réalité sociopolitique algérienne pleine de désordres ; c’est quoi pour vous écrire ?
Le polar et l’enquête policière sont un bon prétexte pour aller y voir de plus près, exposer des théories, envisager des choses, raconter autrement. Dénoncer les exactions morales et physiques d’un pouvoir déviant à travers l’écriture. Mais je n’écris pas uniquement pour cela. J’écris davantage pour un lectorat français et francophone, c’est aussi l’occasion de révéler des aspects oubliés de l’histoire de ma ville, évoquer des événements et des faits sociaux anecdotiques sur l’Algérie. J’écris surtout pour raconter des histoires. Je me considère davantage comme un conteur.
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L’auteur : né à Oran (Algérie) en 1965, Ahmed Tiab vit et enseigne aujourd’hui en France, depuis le début des années 1990. Passionné de polar, il a publié Le Français de Roseville, Mortelles fratries , Le désert ou la mer .
Propos recueillis par TAWFIQ BELFADEL