Après Adieu Oran, Ahmed Tiab publie son nouveau roman, Vingt stations (Aube 2021).
Pour lire la critique du précédent roman cliquez ici: Adieu Oran
Dans une ville algérienne, le personnage-narrateur prend le tramway, sans destination précise. Les gens qui montent et les paysages qui défilent le font sombrer dans un gouffre de souvenirs.« Je ne suis plus qu’un trou béant d’où s’échappent les derniers souvenirs comme des nuées d’insectes paniqués » (pp 54-55)
Basculant du présent au passé, il évoque ainsi son enfance marquée par la violence, son amour pour Nedjma la deuxième épouse de son père, les évènements d’Octobre 88, les faux-semblants, la corruption, l’urbanisme sans âme, la radicalisation de la société, la décennie noire des années 1990, l’assassinat par les terroristes de son épouse…
Le flux de souvenirs se termine avec le plan de vengeance qu’il planifiait pour tuer le meurtrier de son épouse. Réussit-il son plan de vengeance ? Se venger apaise sa conscience et son présent ? Y a-t-il de frontière entre passé et présent dans cette sombre Algérie ?
Le roman est un hommage aux victimes de la décennie noire des années 1990. Selon le narrateur, celles-ci ont subi deux malheurs : le meurtre gratuit et le pardon offert par le pouvoir aux terroristes avec la célèbre Concorde Civile. C’est ce pardon qui pousse surtout le narrateur à la vengeance. La dédicace illustre clairement cet hommage : « à toutes les victimes de la décennie noire. Aux femmes et aux hommes assassinés pour avoir résisté à l’obscurantisme par la culture et la lumière ».
La fiction n’est pas en revanche un livre sur les années 1990 comme ceux qu’on qualifie de « littérature d’urgence » qui, à cette époque, miroitait avec réalisme parfait les sanglants événements pour en témoigner. Vingt stations explore un nouvel angle, posant un regard actuel sur le passé pour mieux peindre le présent; c’est comme pour répondre à cette question » quelles sont les séquelles de la décennie noire sur notre présent? « . « Une religiosité menaçante s’emparait de la société et surlignait encore plus fort les frontières sociales » (p98).
Le roman peint aussi une belle histoire d’amour. Le personnage–narrateur devient l’amant de sa belle-mère Nedjma. C’est sa première vengeance contre ce père qu’il n’aimait pas. Après la mort de ce dernier, Nedjma devient son épouse et tombe enceinte de lui. Avant son accouchement, les terroristes l’assassinent. « Nedjma m’obsédait comme seul un amour d’adolescence peut vous accaparer entièrement » (p67)
La ville qui constitue le lieu principal du roman est Oran, ville natale de l’auteur. Ahmed Tiab rend ainsi hommage à sa ville de naissance qui est aussi la source d’inspiration pour ses romans. Et derrière Oran, c’est toute l’Algérie qui est dite. « La ville se fragmente et perd ce qui fait d’elle une cité. Elle n’est plus qu’un chapelet de quartiers sans âme et sans passé » (p48)
Le roman est en outre engagé. Avec audace et ironie, le narrateur fustige l’hypocrisie, l’urbanisme sauvage, la montée de l’islamisme, l’inquisition, la Concorde Civile…Le tout offre une sombre fresque de l’Algérie. « Nos assassins sont encore de ce monde. Ils sont en liberté. Ils peuvent vivre tout près de nous… » (p159)
Le roman fait l’éloge du féminin. Ainsi, le narrateur condamne la misogynie et l’effacement. « La violence envers les femmes marque durement l’incapacité de l’homme à mesurer ses propres faiblesses » (p86)
Ahmed Tiab est un adepte du polar. En revanche, ce roman-là se détache largement de ce genre : la présence d’un crime n’est pas la motivation d’une enquête mais la clôture du récit. Le livre se rapproche du roman noir grâce à plusieurs éléments dont le décor sombre, le regard critique et pessimiste sur la société…
La structure du roman est attirante. C’est un va-et-vient permanent entre passé et présent. Parfois la frontière entre hier et aujourd’hui est presque invisible. Ce caractère est réussi notamment grâce à l’espace (le tramway) : chaque citoyen ou paysage ou élément extérieur entraine le personnage-narrateur dans un labyrinthe de souvenirs. Le choix du train n’est pas fortuit vu qu’il a une fonction de stimulus. Le roman devient ainsi une confrontation entre passé et présent de l’Algérie et un dialogue entre les générations.
Pour une lecture croisée, il est utile de lire Entendez-vous dans les montagnes (2002) de Maissa Bey; récit d’autofiction qui met en scène une dame dans un train en France, fuyant le pays enflammé par la décennie noire ; le décor et les gens lui rappellent son feu papa, son enfance, son Algérie…Il y a ainsi des éléments communs entre els deux livres.
Engagé et aiguisé, sensible et humain, Vingt stations est un poignant hommage aux victimes de la décennie noire. Un cri de colère contre le déni et l’obscurantisme!
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Point fort du livre: la structure
Belle citation: « La rue avait toujours appartenu à l’homme : il y tolérait la femme, mais elle devait à présent disparaître sous un voile. Noir, de préférence. Etre présente dans l’espace mais sans possibilité d’être vue. Pire que la disparition, l’effacement » (p106)
L’auteur: né à Oran (Algérie) en 1965, Ahmed Tiab vit et enseigne aujourd’hui en France, depuis le début des années 1990. Passionné de polar, il a publié Le Français de Roseville, Mortelles fratries , Le désert ou la mer .
Vingt stations, Ahmed Tiab, éd. Aube, France, 2021, 203p
Par TAWFIQ BELFADEL