Après son essai Le naufrage des civilisations, Amin Maalouf publie son nouveau livre, un roman, Nos frères inattendus.
Dessinateur et chroniqueur, Alexandre vit seul dans une île héritée de son père qu’il avait achetée il y a longtemps: l’île Antioche. « Car je vis sur une île. Une île minuscule, la plus petite d’un archipel de quatre, appelé ‘les Chirons’ » (p17). Une petite partie de celle-ci appartient à un autre propriétaire : la romancière Ève qui a fuit l’humanité pour y vivre.
Un jour, tous les réseaux de communication sont perturbés. Les coupures deviennent ensuite fréquentes. Grâce à son ami Moro qui travaille à la Présidence américaine, Alexandre découvre la raison : des gens venus d’on ne sait où effectuent des compagnes d’assainissement pour anéantir les armes nucléaires. Les coupures leur permettent de soumettre les gouvernements en les interdisant de passer des appels et de prendre des décisions. Leur but est de sauver l’humanité. Malgré leur puissance, les USA se trouvent faibles face à ces gens nommés Les amis d’Empédocle.
Un autre incident bouleverse la planète : les amis d’Empédocle ancrent leurs bateaux-hôpitaux aux littoraux de plusieurs pays pour soigner les humains de tous les maux incurables grâce à leur médecine développée. Ainsi, ils guérissent le président américain d’un cancer.
Cependant, un attentat aux USA pousse les amis d’Empédocle à s’en aller. Ce départ bouleverse davantage l’humanité entière : des foules manifestent dans toute la planète pour revendiquer leur retour. Le président américain à son tour exhorte cette force intervenante de revenir. Les amis d’Empédocle reviendront-ils ? L’humanité tira-t-elle une leçon de l’intervention de ces frères inattendus ?
Le roman est un sincère hommage à l’humanité qui fait un grand naufrage. Pour peindre cet hommage, l’auteur s’inspire de la philosophie d’Empédocle. Philosophe et poète grec né avant Socrate, il est à l’origine de la théorie des quatre éléments qui commandent l’univers : l’eau, la terre, le feu et l’air. Il les relie à deux autres éléments cycliques : l’Amour et la Haine, l’un unit et l’autre divise.
Dans le roman, la force intervenante, hyper puissante, en avance sur la civilisation humaine, s’appelle Les amis d’Empédocle. L’intervention de ceux-ci dénude les dangers du naufrage dans lequel sombre la civilisation humaine à cause de l’Homme, dont le nucléaire et les armes destructrices. « Lorsque j’ai compris, il y a quelques jours, que notre avenir serait lié, et pour longtemps, à celui d’Empédocle, le mot ‘amarrage’ m’a traversé brièvement l’esprit » (p 193).
Pourquoi Empédocle ? La réponse se trouve dans les deux éléments Amour et Haine. Autrement dit, l’avenir de la civilisation humaine est lié à ces deux forces. Et si cette dernière coule c’est à cause de la prédominance de la Haine. L’Amour est incarné par Les amis d’Empédocle.
En plus du message humaniste, le roman est un hommage à la Grèce antique, berceau de la civilisation, et à Empédocle. À l’intérieur de la fiction, sont glissés quelques vers du philosophe-poète. « Me suivant en grande foule, ils me demandent/ Quel chemin je leur conseille d’emprunter » (Les purifications, Empédocle)
Les lecteurs fidèles d’Amin Maalouf remarqueront dès les premières pages le changement de la forme romanesque. Connu pour ses romans ancrés dans des pans d’Histoire, Amin Maalouf choisit cette fois une forme hybride à la lisière de l’utopie, du réalisme merveilleux, et de la science-fiction…
Peignant une société parfaite et des gens heureux, l’utopie est omniprésente grâce à deux éléments. D’abord, l’île comme lieu idéal de calme et de paix loin du monde humain hostile et sale ; les deux personnages Alexandre et Ève sont très heureux sur l’île malgré l’isolement et le manque de tant de besoins. Elle symbolise la paix et la sagesse contrairement au reste du monde. Cela rappelle les célèbres utopies dont L’île des esclaves de Marivaux. Ensuite, l’intervention des amis d’Empédocle qui sauvent l’humanité des armes nucléaires et guérissent les humains gracieusement de toute maladie incurable comme le cancer et l’handicap. Alors cette utopie va-t-elle durer longtemps ou glissera-t-elle vers une dystopie (contre-utopie, monde sombre)?
Le tunnel de guérison est un élément merveilleux comme dans les contes : la personne entre malade et sort guérie. La puissance des amis d’Empédocle est un élément de science-fiction.
Puisque l’utopie pousse à réfléchir sur la réalité en critiquant ses défauts, Amin Maalouf pense à l’avenir de la civilisation humaine à travers une fiction. Comme tout romancier, il ne donne pas de réponse: il peint les profondeurs du naufrage de la civilisation humaine et pose les bonnes questions existentielles. « J’éprouve le besoin de réfléchir sereinement à mon avenir, à notre avenir à tous, à notre place dans le monde » (p90).
Plus que de penser, il s’inquiète à cause de l’arrogance humaine qui continue de noyer la planète. Son inquiétude se reflète sur ses personnages « utopiques » Alexandre et Ève qui ont fui le monde pour vivre sur une île. Aux USA, un groupe commet un attentat et cause des morts et blessés aux amis d’Empédocle qui ont pourtant sauvé la Terre du nucléaire et des maladies incurables. « Certains soirs, il m’arrive de trinquer avec elle (Ève) à l’anéantissement de notre civilisation ventripotente et arrogante, si manifestement déboussolée et cependant persuadée d’avoir toujours raison » (p 244), dit Alexandre.
Il y a donc une part de témoignage. Non seulement un écrivain, Amin Maalouf est un intellectuel humaniste, un fin observateur soucieux de l’avenir de l’humanité. Tout en offrant une fiction, il témoigne de l’état catastrophique de la planète. « Mais si ces pages devaient être celles d’un ultime témoignage…je me dois d’y raconter un peu de mon histoire : mes origines, mon itinéraire, ma solitude librement choisie … » (p17). La présence du témoignage est appuyée par les éléments réels comme la géopolitique et l’Histoire…
Dans cette fiction, Amin Maalouf traite aussi des sujets récurrents dans ses essais avec lesquels il fait des parallèles. D’abord, il fait référence à son livre Les Identités meurtrières dans lequel il analyse le thème de l’identité. Dans le roman, les personnages sont souvent d‘origines diverses ; Alexandre est né à Montréal de mère américaine, d’un père d’origines françaises, et son nom est d’origine arabe. L’auteur fait l’éloge de la diversité qui est richesse de l’identité.
Ensuite, il fait référence à son essai Le naufrage des civilisations où il peint les grands dangers qui menacent l’humanité dans tous les domaines. Cette citation illustre bien ce parallèle: « Malgré tout ce qui est arrivé jusqu’ici, je me sens encore capable de vivre à ma manière, et même de commenter le naufrage des civilisations » (p249).
Le roman se présente comme un journal linéaire raconté au JE (Alexandre). Bien qu’il soit linéaire dans son organisation, à l’intérieur de ses parties la chronologie est cassée par les retours en arrière (flashbacks) et les anticipations.
L’Histoire est présente. Çà et là, le narrateur évoque des épisodes d’Histoire, ancienne ou contemporaine. « Ce qu’ont connu alors les Aztèques ou les Incas est en train de se passer sous nos yeux pour l’ensemble des sociétés humaines : une dévalorisation brutale de notre savoir, de notre vision du monde, de notre identité, de notre identité » (272).
Imprégné de réflexions et d’humanisme, Nos frères inattendus est une critique acerbe contre la bêtise humaine, un hommage à Empédocle, et un message universel pour sauver la civilisation humaine du naufrage. Un manifeste fictionnel pour semer l’amour et la paix dans le monde.
***
Point fort du livre: l’intention humaniste.
Belle citation: « Sans le duel avec la mort, la vie perd sa dimension tragique, et elle n’a plus la même saveur. Le sentiment d’être mortel, c’est le fondement du désir de liberté, et la raison d’être de la philosophie, comme de l’art » (pp253-254)
L’auteur : né en 1949 au Liban, Amin Maalouf est un écrivain et essayiste. Prix Goncourt en 1993, il est actuellement membre de l’Académie française.
Nos frères inattendus, Amin Maalouf, éd. Grasset, France, 2020, 336p.
Par TAWFIQ BELFADEL
Un avis sur « Nos frères inattendus – d’Amin Maalouf : les adeptes d’Empédocle sauvent l’humanité »