Le Triomphe des imbéciles (Actes Sud 2024) est le troisième roman traduit en français de l’écrivain algérien de langue arabe Samir Kacimi.
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Le roman est un ensemble d’histoires emboîtées qui constituent un tout harmonieux. Il peint un pays où règnent le despotisme et les faux-semblants, l’armée tenant les clés du pouvoir ; les citoyens sont vus comme des bêtes soumises accrochées aux maîtres de l’Etat par le pouvoir de l’illusion. Les deux catégories sont séparées par un Seuil invisible, infranchissable.
Dans ce décor à la lisière du réel et de l’absurde, les personnages se croisent et se séparent, animant une bêtise nationale par des évènements étranges : le Président fait un rêve dans lequel il n’est plus président, un quartier banal devient emblématique, une révolution est passée pour une épidémie nationale, des voyous et prostituées deviennent de hauts responsables de l’Etat…
Et si Djamel Hamidi, un proxénète, devient-il président ? Comment dire le réel par le rêve et l’absurde ?
Le roman fait l’autopsie d’un pays (sa politique, sa société, son Histoire…) grâce à des éléments de fiction : un quartier banal de la Capitale, des militaires, des responsables de l’Etat, et des personnages burlesques. Ainsi, divers thèmes sont explorés : la corruption, la bureaucratie, la déshumanisation du peuple, l’asservissement (qui rappelle La servitude volontaire de La Boétie), les rouages politiques comme le coup d’Etat et l’illusion massive…
L’auteur utilise un effet de miniature : dire un pays à partir d’un petit espace et avec de peu de personnages. Cela rappelle l’univers des grandes plumes classiques dont s’inspire le romancier : Dostoïevski, Naguib Mahfouz, Balzac (La Comédie Humaine)…Ainsi, les procédés d’allégorie et de parabole servent à la projection sur un monde parallèle comme dans une utopie/ dystopie; l’anonymat, très présent, facilite la projection. Par exemple, le narrateur se contente souvent de dire « quartier, la Capitale, l’Administration » pour désigner les lieux ; et « l’Homme- aux- Médailles, le Chameau… » pour désigner les personnages. Cette technique permet aussi d’esquiver la censure vu le ton audacieux du roman et les thèmes explorés. D’ailleurs, le roman s’ouvre sur une lettre de l’éditeur qui refuse la version du livre pour éviter des soucis avec l’Etat ; l’auteur (imaginaire) propose une autre version.
Le Hirak (mouvement de contestation populaire algérien 2019-2021) est aussi exploré dans le roman mais d’un angle absurde et satirique, par le biais de l’allégorie. La révolution est détournée par le pouvoir qui crée une illusion passant les manifestations pour une épidémie.
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L’ironie et l’absurde sont des éléments majeurs du style de l’auteur, appuyés par un humour sarcastique ; personnages burlesques, évènements sans logique, des rêves étranges…Par exemple, une épidémie envahit le pays : les gens perdent la faculté de lire-écrire… Ces éléments servent à tourner en dérision la réalité amère pleine de faux-semblants et à inverser les rôles (ridiculiser les despotes et valoriser le peuple déshumanisé) : fustiger le réel par l’art de la littérature. Cela explique aussi les sources d’inspiration du romancier, grand passionné de l’absurde et du surréalisme : Beckett, Camus, Breton…D’ailleurs, tant de romans majeurs de l’absurde racontent l’apparition d’une épidémie étrange qui échappe à la science.
Au lieu de chercher le fil conducteur et la logique des faits, le lecteur devrait s’intéresser plutôt au style et à la structure. Celle-ci est agréable grâce à sa forme fragmentaire ; chaque fragment à l’air d’un roman à part avec ses propres personnages ; ensuite les récits-personnages se croisent et « échappent » au narrateur pourtant omniscient. Tradition héritée de Naguib et des grands classiques, cette technique incite le lecteur à reconstruire le roman dans sa tête et à s’y investir. Ainsi, Samir Kacimi se détourne des sentiers classiques de l’écriture algérienne (narration linéaire, réalisme ennuyeux…).
En plus de la structure « chaotique » et de la temporalité brouillée, l’auteur trouble les repères en abolissant la frontière entre réel-fiction, auteur-narrateur…; ça et là, le narrateur interpelle le lecteur comme dans le théâtre brechtien (distanciation). Ce procédé embellit davantage le roman et invite le lecteur à la réflexion.
Si le romancier se limitait à l’anonymat total, le roman aurait plus de beauté et d’universalité ( des traductions dans d’autres langues) ; il y a quelques signes apparents qui précisent le pays décrit, ce qui serait une sorte de « contradiction » avec l’angle et le style. Cela ne favorise pas l’identification dans d’autres pays.
La traduction est agréable comme si le roman était écrit directement en français. Le traducteur a su traduire la forme et le fond du roman, ajoutant des notes pour plus de clarté.
Engagé et percutant, Le Triomphe des imbéciles explore la frontière entre réel et rêve par l’absurde et la satire. Un cri contre la bêtise humaine !
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Point fort du livre: la structure et le style
Belle citation: « Le peuple (c’est dans son essence) ne désire se réveiller que pour se retrouver dans une illusion plus grande » (p 182)
L’auteur: né en 1974 à Alger, Samir Kacimi est un écrivain de langue arabe. Après des études de droit, il a travaillé dans la presse. En 2016, il a eu le prix Assia Djebar.
Le Triomphe des imbéciles, Samir Kacimi, trad. Lotfi Nia, éd.Actes Sud, France 2024.
Par TAWFIQ BELFADEL
