Près d’une plage à Zouara en 2015, dans cette Libye post-Kadhafi, Seyoum est un célèbre passeur de migrants. Ces derniers viennent de divers pays : Libyens, Ethiopiens, Soudanais, Erythréens…Espérant atteindre « le paradis » italien, ils sont regroupés dans des entrepôts avant la traversée, maltraités et déshumanisés. Ce qui compte pour Seyoum, c’est l’argent. « J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or » (p11).
En ce moment Seyoum attend une « cargaison » d’humains. Le roman peint les détails du trafic des migrants et le passé de Seyoum : né à Asmara en Erythrée, fils d’un journaliste emprisonné à cause de la dictature, il fuit le pays en 2005 et se trouve en Lybie…Son passé a tué son humanité.
Parmi la centaine de personnes dans l’entrepôt, Seyoum trouve par surprise Madiha, son premier amour perdu en Erythrée ; mais elle est avec son mari et son bébé. Alors, contrairement aux autres traversées, le passeur décide de diriger lui-même le bateau dans une mer agitée.
La bateau atteindra-t-il l’eldorado italien ou fera-t-il naufrage ? Quelles conséquences aura la jalousie de Seyoum ? Et si le passeur cherchait-il plus sa mort que le paradis italien ?
Le roman explore d’abord le drame des migrations en Libye. À travers la fiction, l’auteure fustige ce trafic criminel connu par la déshumanisation des Hommes. Le roman est ancré dans un fond réel qui a secoué le monde grâce aux rapports des ONG, les reportages et témoignages… Seyoum est dépourvu de tout sentiment de bonté et d’humanité : il garde les migrants dans un entrepôt comme des animaux; il les insulte et les maltraite ; il tue avec un sang froid ; il consomme drogue et vin chaque jour, etc. Pour lui, les migrants ne sont qu’une cargaison, une marchandise ; ce qui compte pour lui c’est s’enrichir. « Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant » (p36).
Ainsi, le roman peint avec détail l’organisation de ce trafic : la complicité des gardes-côtes, le passage illégal des frontières, le transport des autres pays voisins, les préparatifs de la traversée…
Le roman fustige ensuite la dictature qui est aussi une déshumanisation. Le nom du président-dictateur Afwerki est cité dans la fiction, lui qui dirige le pays depuis 1993, date de l’indépendance. Sa dictature règne librement en Érythrée dans tous les domaines : la presse libre est censurée, l’indépendance est confisquée par les militaires, les journalistes dont le père de Seyoum sont emprisonnés, la torture est une norme, les adolescents sont enrôlés dans l’armée par force, l’amour est avorté (Seyoum et Madiha ont été séparés par les soldats)…Les Hommes n’ont que deux choix : s’engager dans l’armée ou fuir. « Ils sont quinze à avoir signé une lettre ouverte pour dénoncer la dictature d’Afeworki. Papa fait partie des signataires. » (p62)
En plus du commerce des migrants, le roman peint également une belle histoire d’amour, celle de Seyoum et Madiha. S’aimant depuis le bas âge, ils sont séparés par les soldats le jour où ils allaient fuir ensemble l’Erythrée dictatoriale. Ainsi, à cause du mal de la dictature et de la séparation, Seyoum perd son innocence et toute trace d’humanité. « J’étais mort à l’intérieur depuis des années… » (p104) dit-il.
Le roman brosse le portrait réaliste-amer de l’Erythrée. En plus de sa dictature, le lecteur découvre son histoire (guerre avec l’Ethiopie, l’Indépendance…) et quelques éléments ethnographiques. « Le damera, c’est l’énorme bûcher qui réunira la procession entière ce soir » (p28).
L’auteure s’est inspirée de la période sa vie vécue sur le continent africain ; Stéphanie Coste a vécu son adolescence entre Sénégal et Djibouti. Cela l’a poussée peut-être à découvrir les pays voisins comme la Libye et l’Erythrée. Dans la dédicace, elle note : « À mes parents qui m’ont offert une enfance nomade ». L’originalité du roman est d’explorer des pays très négligés par la littérature de langue française.
La structure du roman est agréable. Le roman avance à deux parties parallèles ; une racontée en 2015 à Zouara, et l’autre en 1993-2005 en Érythrée et ses environs. Les deux parties se croisent et tissent un ensemble romanesque cohérent. Cette structure donne de la beauté au livre et attire l’attention du lecteur qui essaie de construire le tout.
Pour une lecture croisée, il est utile de lire le dernier roman de Louis-Phillipe Dalembert, Mur méditerranée (éd. Sabine Wespieser 2019) qui met en scène trois migrantes venues respectivement du Nigéria, de l’Erythrée et de la Syrie. Le roman décrit également le trafic des migrants et la déshumanisation des êtres par la dictature, la pauvreté…Entre ce roman et celui de Stéphanie Coste, il existe tant de points communs.
Simple et humain, Le passeur est un roman qui fustige la guerre, la dictature, le trafic des migrants et toute forme de haine. C’est un hommage sensible à l’humanité.
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Point fort du livre : exploiter des espaces exotiques (Lybie, Erythrée)
Belle citation : « J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d’en face » p11.
L’auteure: écrivaine de langue française, Stéphanie Coste a vécu jusqu’à son adolescence entre Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne. Le passeur est son premier roman.
Le passeur, Stéphanie Coste, éd. Gallimard, France, 2021, 136 pages.
Par TAWFIQ BELFADEL