Après Lettre à un soldat d’Allah (éd. Ecriture 2018), recueil de chroniques, Karim Akouche publie son nouveau livre : un roman intitulé Déflagration des sens.
La fiction est racontée par un personnage-narrateur ; un Algérien quadragénaire, de la région kabyle. Après être expulsé d’Europe, et après avoir exercé divers métiers en Algérie, il travaille comme transporteur avec son minibus obtenu grâce au projet étatique de l’aide à la jeunesse (ANSEJ). Vu la crise économique et le malaise, il rode avec le véhicule sans but précis, accompagné de son camarade qui enregistre ses paroles dans un dictaphone pour en faire un roman. « Il n’y a rien dans ce putain de pays. Ni science, ni philosophie, ni théâtre, ni cinéma, ni salle de lecture. Laisse-moi inventer un monde de liberté. » (p63).
Avec son camarade, il ne s’agit pas de dialogue mais d’un monologue : il parle seul et répond lui-même à ses propres questions. Ses longs bavardages peignent son propre portrait : homme cinglé, athée aux sens déflagrés, consommateur de kif et d’alcool, vulgaire, rongé par un malaise existentiel profond, mais un intellectuel passionné de philosophie, lucide, et franc…Un antihéros qui se définit tel qu’il est.
Son long récit brosse aussi le portrait d’une sale Algérie, mutilée par la corruption, le despotisme du pouvoir, la frustration sexuelle, les interdits, la radicalisation islamique galopante, l’hypocrisie des gens et leur soumission aux responsables… « Je ne suis pas un prolétaire, je suis un homme en colère, je te le répète. Enregistre ça, camarade : je veux fouetter les fesses des hypocrites, secouer leurs incertitudes, brusquer leur mentalité, voilà ma mission » (p29).
Il a soudain une idée : transformer son minibus en bordel ambulant pour gagner sa vie et lutter contre la frustration. Réalisera-t-il ce projet ? Vers où le mèneront ces bavardages ; vers la sagesse, la prison, ou la folie ? Son camarade ne se lassera-t-il pas de lui ?
À travers le JE du personnage-narrateur, le roman explore les grandes questions qui secouent l’Algérie d’aujourd’hui : la corruption, la montée de l’islamisme, la misère, le chômage, l’ennui, l’absence d’amour, la frustration sexuelle…Le JE désigne donc le NOUS collectif. Le personnage principal, bien qu’il soit un antihéros atypique, il reflète le ressenti de tant d’Algériens d’aujourd’hui qui vivent un malaise intérieur profond : des citoyens en colère qui n’ont que la parole pour s’apaiser. « Je n’invente rien, camarade, je raconte ce que font mes de bien ou de louche mes semblables. Je déroule le fil dangereux de leurs principes et je charge les fourbes et les imbéciles » (p36). Souvent, le narrateur utilise le NOUS pour parler au nom de tous les Algériens. « Nous sommes des enfants perdus dans un pays de dépressifs. » (p12)
Le roman est engagé. Engagement dans le sens où le narrateur dit ce qu’il pense avec révolte et audace, sans aucun filtre. Pour cela, il utilise un lexique familier, voire vulgaire. De sa vulgarité et sa colère, se manifestent la sagesse et la vérité amère. À travers cette fiction, l’auteur fustige tous les maux qui ravagent l’Algérie : le pouvoir despotique, la corruption, la misogynie, l’islamisme, etc. « Tous les moyens sont bons pour salafiser la République algérienne démocratique et populaire. » (p21)
La philosophie est omniprésente. Les théories et concepts philosophiques s’entremêlent : l’existentialisme, l’absurde, Lao Tseu, le bouddhisme, la philosophie de la religion…Autrement dit, l’auteur se penche essentiellement sur l’abstrait, l’intérieur profond de son personnage qui représente, indirectement, une catégorie majoritaire des Algériens d’aujourd’hui. Ainsi, le roman est renforcé de réflexions sur divers sujets : la sexualité, l’existence, Dieu, l’islam, la femme… « Jouir est le contraire de cogiter. Descartes était à coté de la plaque, camarade. …je jouis donc je suis, voilà ce qu’il aurait du écrire » (p54). Qui dit philosophie dit questionnement ; le personnage-narrateur ne cesse de poser des questions souvent profondes.
Le roman est aussi un hommage à la mère. Dans cette Algérie ravagée par l’obscurantisme, la maman du personnage est une source de sagesse. « C’est ma mère qui m’a appris, mieux que Lao-tseu, le véritable sens du lâcher-prise » (p164). Son roman La religion de ma mère est centré sur la maman. Cet hommage reflète peut-être le profond attachement de l’auteur à sa mère.
La poésie est très présente. Malgré le ton familier du lexique, certaines phrases sont des vers. À la fin du roman, des poèmes sont insérés. « Seul le poème peut chanter / le temps qui fond la bougie/ les amours qui fuient » (187). Karim Akouche est aussi poète ; il a déjà publié un recueil de poésie intitulé Toute femme est une étoile qui pleure (éd. Dialogue Nord-Sud 2013). Ainsi, pour vivre sa passion pour la poésie, il insère des poèmes au sein de la prose. Cela embellit le roman et le rend attirant.
Ce qui constitue un petit point faible du roman, c’est sa construction sous forme de longue chronique. Les autres personnages sont effacés comme le camarade du narrateur. Les actions et les scènes sont rares. Les idées, les sensations, les faits romanesques… le tout est dit par le personnage-narrateur qui prétend détenir la vérité. En plus, celui-ci ne laisse aucune brèche au lecteur ; il répond à ses propres questions, juge au lieu de raconter seulement, trouve que ses mots sont la seule vérité et parle même au nom de tous les Algériens. Alors qu’il devrait parler seulement de son propre Moi, sans juger, et laisser le soin au lecteur d’analyser le non-dit, le sens profond, les idées de l’auteur…Ainsi, le fond littéraire est superficiel.
Voici un exemple: « Notre peuple ne pense pas, il se contente de prier ; il ne produit pas, il consomme ; il ne s’amuse pas, il attend l’au-delà pour se taper soixante-douze vierges » (p40). Donc, au lieu d’installer des faits fictionnels, l’auteur avance des jugements par le biais de son personnage derrière lequel il se cache. C’est comme dans une chronique journalistique dans laquelle le rédacteur tente de convaincre le lecteur qu’il a parfaitement raison en avançant ses idées directement et en jugeant avec des procédés informatifs-explicatifs. D’ailleurs, l’auteur est aussi chroniqueur et les parallèles entre ce que dit le personnage et lui-même dans ses chroniques sont très explicites. Toutefois, ce petit point faible n’altère en rien le roman qui beau et intéressant dans son ensemble.
L’auteur a glissé discrètement des éléments autobiographiques dans cette fiction. Son personnage porte quelques éléments de son propre portrait : Karim est né en Kabyle et vit à l’étranger ; il est quadragénaire ; comme son personnage il a publié ses chroniques dans un recueil _ « J’ai rassemblé mes articles dans un recueil que j’ai publié à compte d’auteur » (p 37). Ainsi, comme son personnage, Karim libère sa colère pour se libérer et secouer les esprits des autres.
Aiguisé et poignant, imprégné de réflexions et de poésie, Déflagration des sens est un roman engagé et courageux qui dit le malaise profond de l’Algérien d’aujourd’hui. Un roman qui peint la sagesse et la liberté par la colère et la folie.
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Point fort du livre : plume audacieuse et engagée
Belle citation :« Ce ne sont pas les soutiens des islamistes qui se font menacer ou assassiner, mais les femmes et esprits libres qui affrontent, sur le terrain idéologique, et parfois militaire, les soldats d’Allah » (pp84-85).
L’auteur: né en 1978 en Algérie dans une ville kabyle, Karim Akouche est écrivain, poète, et chroniqueur. Il vit au Québec .
Déflagration des sens, Karim Akouche, éd. Ecriture, France, 2020, 208 p.
Par TAWFIQ BELFADEL