Dernier livre de Kamel Daoud, Le peintre dévorant la femme a été publié d’abord en 2018, simultanément en France chez Stock et en Algérie chez Barzakh. Il a été réédité en format poche en mars 2020 chez Actes Sud, dans la collection Babel.
Ce livre est le fruit d’une nuit que Kamel Daoud a passée au musée Picasso à Paris. Pour lui, c’est une nuit sacrée. « Si j’ai accepté, c’est pour une unique raison : l’érotisme est une clef dans ma vision du monde et de ma culture » (p 16).
Le livre est constitué de plusieurs chapitres titrés, centrés tous sur Picasso, mais qui expliquent aussi la relation de l’Homme au monde à travers des thèmes philosophiques comme le corps, le nu, l’amour, l’altérité…
L’auteur commence par décrire Paris. Pour lui, ce n’est pas seulement une géographie et une topographie, mais une philosophie. « Paris est le Paradis, el Firdaous, pour celui qui vient du sud du monde : mais il y perd son corps, son droit de jouissance, son sexe et sa chaleur à cause de ses soupçons ou de ses différences et pauvretés. » (pp9-10).
Kamel Daoud commente ensuite les tableaux pour découvrir Picasso, le monde, et lui-même aussi. Ce qui fait que Picasso est un génie éternel. « Pour comprendre Picasso, il faut être un enfant du vers, pas du verset » (p44), dit l’écrivain. Il ne s’agit pas de commentaires pédagogiques inspirés par les théories de peinture ; l’auteur forge des réflexions profondes à partir des tableaux. Il ne donne pas de réponses ou d’informations, mais pose des questions.
L’écrivain s’étale sur l’érotisme chez Picasso. Pour lui, c’est une clef pour comprendre le monde et se comprendre soi-même. Kamel Daoud estime que l’érotisme chez Picasso est un rite de chasse. Autrement dit, le chasseur court après la proie (le corps de l’Autre) pour la dévorer, mais à la fin il se laisse dévorer par sa cible. « Dans le sacrifice érotique on inverse les rôles : on ne brûle pas la proie, mais on brûle pour elle ! C’est le cuit qui dévore le cru. » (pp23-24).
Pour Kamel Daoud, quand Picasso peint le nu, il fait du cannibalisme. Le peintre mange la femme. Celle-ci est très souvent immobilisée sur les toiles : Picasso la fixe pour pouvoir la dévorer. L’immobilisation n’est pas une chosification, un repli, mais une éternité. Pour illustrer cette réflexion, l’écrivain fait rappel à un livre qui traverse toutes ses œuvres : Robinson Crusoé. Robinson et Vendredi sont éternels : il suffit de changer les noms de ce duel mythique : Orient-Occident, Je-Autre, Picasso-Femme, Visiteur-Toiles… Fasciné par la robinsonnade et l’altérité, l’auteur dit : « Le musée est comme une plage et les nus de Picasso sont mes Vendredi » (p139).
L’auteur de Meursault contre-enquête s’attarde aussi sur la philosophie du corps. Il dépasse son concept anatomique et explique comment on existe et on s’efface par le corps. Celui-ci établit le rapport au monde. « L’art est le corps, une guerre ancienne. Son contraire est le meurtre ou le martyre » (p 66). Il estime notamment que les monothéismes sont une dépossession du corps.
Dans cette nuit sacrée, l’écrivain-visiteur crée un personnage fictif. Il l’appelle Abdallah. C’est un homme qui a offert son corps à Dieu et qui a perdu le désir du monde. Effacé, il est au musée Picasso pour détruire l’Occident en le frappant dans son point faible : l’art. Il veut tout détruire parce que « Dès lors peindre c’est tenir tête à Dieu, restaurer peut être des divinités plus anciennes que les monothéismes » (p48).
Kamel Daoud conclut son livre sur cette phrase qui résume cette nuit sacrée parmi les femmes de Picasso : « Moi je sors exalté de cette expérience presque : je savais que j’avais raison quand, adolescent dans mon village, j’ai conclu que l’érotisme est la religion la plus ancienne, que mon corps est mon unique mosquée et que l’art est la seule éternité dont je peux être certain » (pp205-206).
Le livre abolit la frontière entre les genres: c’est un mélange d’essai, de fiction, de chronique, de poésie…C’est un récit dans lequel cohabitent les différents genres et tons. Embellie de poésie et de métaphores, l’écriture donne l’impression de lire un roman.
En somme, Kamel Daoud ne fait pas l’inventaire du musée Picasso. Il fait la confrontation, dans ce musée semblable à l’île de Robinson, de deux mondes : l’un mange la femme pour exister et l’autre existe à travers le corps de la femme, l’un offre le corps à l’art et l’autre l’offre à Dieu, l’un qui a le désir de vivre et l’autre qui croit à la vie d’après la mort…
Le livre est nourri de pensées et réflexions sur différents thèmes qui conditionnent le rapport de l’Homme au monde : le corps, la religion, la femme, Dieu, l’Autre… Ce livre, à la suite d’Ibn Tufayl, Daniel Defoe et Michel Tournier, offre une sublime robinsonnade dont l’espace n’est pas une île ou une plage, mais un musée.
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Note: ce livre a été récompensé par le Prix de la Revue des Deux Mondes 2019.
Point fort du livre: l’angle philosophique.
Belle citation: » (…) j’ai conclu que l’érotisme est la religion la plus ancienne, que mon corps est mon unique mosquée et que l’art est la seule éternité dont je peux être certain »(pp 205-206).
L’auteur: né en 1970 en Algérie, Kamel Daoud est un écrivain et journaliste algérien. Son roman Meursault contre-enquête a eu un succès international. Il est également auteur du recueil de nouvelles La préface du nègre, et du roman Zabor ou les psaumes.
Le peintre dévorant la femme, Kamel Daoud, éd. Stock/Actes Sud/Barzakh, France-Algérie, 2018.
- Cette critique a été faite à partir de la version des éditions Barzakh.
- Cet article a été publié auparavant par le même rédacteur dans d’autres médias.
Par TAWFIQ BELFADEL