Entretien avec Mustapha Benfodil: « Ma pratique littéraire s’inscrit dans l’extrême contemporain »

Me concernant, je dois d’abord souligner que j’ai commencé à pratiquer l’écriture littéraire et poétique bien avant d’étrenner le journalisme. Je me suis lancé dans la littérature en1985-1986 et je possède une carte de presse depuis 1994. Je pratiquais ainsi la fiction littéraire une dizaine d’années avant de devenir reporter. Je ne suis pas dans le schéma du reporter qui s’est mis à la  fiction romanesque. En une quarantaine d’années d’écriture,j’ai produit plus de vingt ouvrages dont une douzaine de publiés, parmi lesquels cinq romans.

Dans mon cheminement, je dois vous avouer que la « cohabitation  » n’a pas toujours été heureuse et a même été parfois orageuse entre l’écrivain et le journaliste qui se partagent mon corps. Il y a eu des moments où j’ai pâti de cette dualité. C’est qu’il s’agit de deux metiers qui ont chacun une identité forte et un tempérament bien affirmé. Chacun de ces métiers exige un investissement et un don de soi sans partage. Il faut toujours se souvenir qu’il s’agit de deux langages, de deux rapports au réel et de deux régimes d’écriture complètement différents. A la grande époque où la presse algérienne carburait à plein régime, avant l’effondrement de l’industrie journalistique (du moins en ce qui concerne la presse papier), je m’adonnais avec énergie et enthousiasme à la pratique du grand reportage.

Pendant plus vingt ans, j’ai sillonné le pays de long en large. Et pendant plus de dix ans, j’ai réalisé également quantité de reportages à l’international, notamment dans le monde arabe. Cet investissement laissait très peu de place à l’écriture littéraire. Il fallait vraiment batailler pour dégager du temps et de l’espace, de l’espace mental surtout, de l’espace dans la langue, pour faire de la place à cette autre écriture qui allait dire le monde autrement et sublimer le réel. Durant ces années où j’étais happé par ma passion du terrain, il me fallait vraiment une coupure radicale pour pouvoir me consacrer à la composition d’un roman. Il fallait que je prenne un congé spécial et, quelquefois partir en résidence d’écriture, pour travailler sur un livre ou une pièce de théâtre.

Mais avec l’expérience et à force de persévérance, j’ai réussi à trouver un juste équilibre entre ces deux pratiques. Aujourd’hui je dirais que la matière journalistique accumulée au fil de mes enquêtes de terrain alimente peu ou prou mon écriture artistique, qu’elle soit romanesque ou théâtrale. C’est le cas par exemple de ma pièce « Le Point de vue de la mort » (créée sous le titre « End/Igné », dans une mise en scène de Kheireddine Lardjam) qui s’est nourrie de mes enquêtes sur les immolations par le feu dans différentes régions du pays.

Ma pratique littéraire s’inscrit dans ce que nombre de chercheurs et de critiques appellent « l’extrême contemporain » selon la formule de Michel Chaillou. On a parlé aussi d’écriture expérimentale ou encore d’écriture « postmoderne ». Le choix que j’ai fait d’aller vers cette forme-là plutôt que de privilégier une structure, disons, balzacienne, tient au fait que je crois fondamentalement à la notion de « plaisir esthétique ». C’est un plaisir purement artistique que procurent les œuvres d’art de manière générale par le mystère de leur construction et les subtilités de leur composition. Je dirais donc que c’est avant tout une affaire de goût. Il n’y a aucune vérité ni aucune hiérarchie ni aucune recette. On est dans l’arbitraire du goût. Point. Et il se trouve que mon goût m’a toujours porté vers les œuvres complexes, déroutantes, indéchiffrables…

Et cette famille d’œuvres, qu’elles soient littéraires, cinématographiques, dramatiques, visuelles ou plastiques, ont toutes en commun une certaine complexité narrative, et un je ne sais quoi d’insaisissable dans leur forme. C’est cette grammaire qui m’a toujours guidé, et qui donne cette construction fragmentaire, éclatée, avec une certaine hybridité au niveau des genres ; hybridité de la langue aussi. Avec parfois au surplus une hybridité au niveau de la texture, en procédant à des espèces de collage, en incorporant des dessins, des graphismes, des photographies, des reproductions de graffitis urbains… Cette démarche m’a été surtout inspirée du surréalisme et de l’art contemporain.

Cela dit, il faut savoir une chose : les formes les plus radicales, je les garde pour moi. Mes textes ne sont pas de bout en bout un fatras de bizarreries illisibles. Dans ce que je publie, les expérimentations formelles sont cantonnées à des zones de texte autonomes aménagées sur des aires sauvages comme des paysages insolites au bord de la grande bande de bitume linéaire sur l’autoroute de la narration. Je suis un auteur confidentiel. Je ne peux pas m’autoriser toutes les mises en scène scripturaires et graphiques qui traversent mon esprit.

Vous avez tout à fait raison de souligner que « la Maison hantée » ou « Château hanté », cette batisse qui trône au lieudit La Vigie, entre Bologhine et Raïs Hamidou, à Alger, revient de façon récurrente dans mes romans. Elle fait la couverture de « Body Writing » (2018), à partir d’une photo de Cherif Najjari. Cette bâtisse était déjà présente dans mon roman, « Les Bavardages du Seul » paru chez Barzakh en 2003. Et elle est de nouveau citée dans mon dernier roman, « Terminus Babel » (2023). Cela s’explique simplement par le fait que cet édifice m’a toujours fasciné, surtout avant sa restauration.

Cette ruine solitaire a quelque chose de gothique, dressée qu’elle est au bord d’une falaise surplombant la mer. Il faut noter que les graves dommages qui l’ont défigurée ont été provoqués par un attentat de l’OAS en 1962. Ce sont tous ces éléments, à la fois architecturaux et historiques, qui me l’ont rendue sympathique. Ajoutez à cela une considération tout à fait personnelle : ma fille Leïla fréquentait une crèche située à Miramar, près de Raïs Hamidou, et tous les jours on passait par « la Maison hantée » pour l’emmener à la crèche et pour la récupérer.  Parfois, on faisait halte au niveau de l’étrange villa en lambeaux et on imaginait, ma fille et moi, toute sorte d’histoires ayant pour cadre cette bâtisse.

C’est précisément tout l’esprit de cette œuvre qui aborde les violences faites au livre à travers la métaphore du pilon. Je rappelle que le pilon, dans le monde de l’édition, désigne la masse d’ouvrages retirés à la fois des bibliothèques et du marché, pour être détruits et recyclés avant d’être réinjectés dans l’industrie du papier, généralement comme papier d’emballage. Ce sont des milliards de livres qui sont détruits ainsi chaque année dans le monde. Rien qu’en France, vous avez un cinquième de l’édition qui part annuellement au pilon, soit plus de 140 millions de livres. Mais « Terminus Babel » n’est pas une thèse ou un essai sur le pilon ni sur l’économie de la littérature. Cela reste avant tout une fable.

Lire la critique du roman : Terminus Babel

Il n’empêche que le roman aborde en filigrane des questions existentielles, sociologiques, économiques et matérielles en partant du quotidien et de la vie sociale d’un écrivain à Alger et de la vie d’un livre, tout cela à travers le cheminement d’un roman depuis la tête de son auteur jusqu’à son intronisation dans une grande bibliothèque en France puis sa déchéance en se voyant relégué dans une réserve obscure en attendant sa destruction. Ce roman s’appelle (c’est à dessein que je dis« s’appelle » et non pas « s’intitule » ; c’est par convention anthropomorphique) « K’tab/Oraison pour une étoile sauvage ». Et c’est Ktab qui est le narrateur. Lorsque Ktab échoue au pilon après avoir été éliminé de cette bibliothèque, il se dit qu’il va être réduit au néant, et que dans le meilleur des mondes, il va ressusciter dans la peau d’une boîte à pizza ou un rouleau de papier toilette. UTBS, lui, est persuadé que les livres ne meurent jamais, et que tous les condamnés de la communauté du pilon finiront sur l’une des étagères brumeuses de la Bibliothèque de Babel imaginée par Borges ; une bibliothèque totale et infinie contenant tous les livres, dans toutes les langues du monde, d’où le titre du roman.

Je laisse la fin ouverte et la question demeure donc posée : la barbarie, dont la forme paroxystique a conduit à la destruction des bibliothèques d’Alexandrie, de Baghdad et de Tombouctou, aura-t-elle le dernier mot ? On veut bien croire que les livres survivront à toutes les apocalypses. C’est plus romantique. Mais il n’y a pas que les campagnes libricides, les « bibliocaustes » et les autodafés. Il y a aussi la violence silencieuse du marché et du capitalisme éditorial. Et il y a aujourd’hui Tiktok et compagnie… J’aimerais vous répondre que cet hyper-pilon invisible n’aura pas le dernier mot, et que quelque part, la Bibliothèque de Babel, dans sa version soft et humaniste, existe. Si ça se trouve, c’est Internet, cette vertigineuse tour de Babel virtuelle où vous avez une foultitude de bouquins en accès libre…

La poésie, c’est le souffle mystique qui irrigue la langue. Dans la mise en scène du texte, la poésie est d’abord, effectivement, une perturbation graphique, typographique et visuelle. Elle permet des échappées. C’est ce qui libère la langue de l’emprise du narratif. Sans cela, il n’y a point de plaisir du texte. C’est la poéticité de l’écriture qui la rend durable. Si elle n’est que fonctionnelle, l’écriture romanesque perdrait de son épaisseur jusqu’à s’épuiser et s’éteindre. Certes, on peut maintenir le lecteur en tension tout au long du texte par des procédés « pavloviens ». Mais je ne suis pas du tout un adepte de l’écriture de l’efficacité. Je ne suis pas friand des « page-turners » et des romans à recettes qui rappellent les scénarios hollywoodiens. Dans l’idée que je me fais des arts narratifs, un bon roman ne se réduit pas à l’histoire qu’il raconte. Dans chaque roman, il y a deux étages : il y a l’histoire, certes, mais il y a aussi l’écriture. Et l’écriture, c’est tout ce qui échappe à la mécanique et au déterminisme narratif que résume le mot « intrigue ». Ce sont tous ces paysages insolites au bord de la longue route bien goudronnée et rectiligne de la narration. Ces paysages de la langue qui n’obéissent pas à la discipline du roman, je les appelle « poésie ».

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Propos recueillis par Tawfiq BELFADEL

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