Texte de Mohammed Khadda sur Tahar Ouettar

Le magazine Lecture-Monde vous offre un extrait gratuit du livre de Mohammed Khadda intitulé « Feuillets épars liés » (SNED 1983).

L’EXTRAIT: _ _ _ _ _ _

La guerre de Libération Nationale a été pour notre peuple un enfer. Tahar Ouettar peint cet enfer et cependant, dans la majeure partie de son œuvre, semble se méfier de cette globalité commode et parfois mystifiante. C’est qu’il y a des paliers mêmes aux enfers, des degrés dans les détresses, des gradations qui de toute évidence  rappellent les stratifications sociales. Car il revient, chaque fois, aux couches les plus déshéritées  de la  nation de payer le plus lourd tribut dans les calamités, pendant les  guerres comme en temps de paix.  Et la guerre de Libération qui momentanément  masque les différenciations des classes sociales ne saurait les supprimer.

Issu de la paysannerie pauvre, Tahar Ouettar ne cache pas sa tendresse pour les couches sociales les plus défavorisées. Cette attitude partisane et généreuse_ d’aucuns diront populiste_ est une constante de son œuvre. L’auteur de « EZ Zilzel3 choisit délibérément les niveaux inférieurs de cette géhenne et l’époque tourmentée que fut notre guerre de Libération. Là, parce que les souffrances du peuple sont infinies, les sentiments  sont passions, les gestes violents et les situations exacerbées, poussées au paroxysme.

C’est de ces bas-fonds qu’émerge Llaz (titre d’un des célèbres romans de Tahar Ouettar), traduisez : « figure de malheur » ou « la guigne ». c’est un enfant illégitime, ivrogne, homosexuel ; un individu prédisposé _ comme par fatalité_ à la trahison, à la folie où du reste il sombrera.

Il est cela, il est aussi, et la contradiction n’est qu’apparente, un héros, quasiment au sens  antique du mot, un démiurge. En effet, la Résistance  puis la guerre amena ce révolté à changer de camp, à rejoindre les rangs de l’ALN. Après un haut fait d’armes qui mele l’audace à l’ultime provocation et, en un tour de main, fait du parasite associal une grande figure intégrée au mouvement général, il prendra le maquis.

Il fallait un tel personnage, hors du commun et hors de la norme pour lui faire clamer _ car il ne s’agit plus de dire_ quelques douloureuses vérités. Et que l’on ne reproche pas à l’auteur cette somme excessive de passions ; le personnage écorché, effrayant et endolori est, nous l’avons dit, un symbole érigé en témoin.

Il témoignera donc, dédaignant les censures mesquines,  d’une réalité qu’une littérature hypocrite ou seulement complaisante  tait. Qu’il côtoie de tristes adultères, qu’il vive aux crochets de sa mère que la misère avait contrainte à la prostitution, qu’il ignore superbement la morale élémentaire ; ce sont là les expériences quotidiennes pitoyables ou sublimes des peuples, de la vie dure des déshérités. Le réel lui-même n’est-il pas souvent prodigue en excès ?

Un même regard aigu et sans concessions sera porté aussi sur l’Histoire. L’Histoire que l’on a trop souvent cantonnée dans une imagerie réductrice et non crédible, habile à gommer « les bavures ». Tahar Ouettar, à travers son héros (personnage du roman Llaz), redonne à la Révolution ses dimensions humaines et véritables ; il montre qu’elle ne fut pas qu’une suite de succès sur l’ennemi, d’actes courageux et généreux. Les hommes  qui la menaient eurent des défaillances, prirent part à des querelles intestines, commirent des erreurs, des crimes comme celui, particulièrement odieux et absurde, auquel assiste Llaz.

Llaz venait de découvrir son père (Zaidane) un responsable du maquis local, hommes intègre et communiste respecté par les katibas. Voilà Llaz face à son pendant positif, face à son double équilibrant, face à ce manque auquel confusément il aspirait…

L’on comprend, dès lors, que ce personnage tourmenté ne pouvait être que le fils d’un héros de stature équivalente. Llaz dont la révolte anarchique n’est pas sans grandeur se trouve en vis-à-vis avec le révolutionnaire lucide et serein.  Et l’accolade du père et du fils dépasse, de toute évidence, l’anecdote pour atteindre au symbole. Il semble que Tahar Ouettar nous propose là deux images de la nation, combien complémentaires ! La réflexion sur cette rencontre, comme du reste sur tout le roman, est inépuisable.

Rencontre fugitive, la sérénité retrouvée sera de très courte durée. Le comportement exemplaire de Zaidane  et ses idées_ les idées du socialisme_ dérangent en « haut lieu » et c’est la décision brutale, absurde et stupéfiante : Zaidane et cinq de ses compagnons sont condamnés sans jugement et voués à la mort.

Dernière cruauté, Llaz ligoté est contraint d’assister au supplice du père. Tout vacille alors dans son esprit. Pour la seconde fois il se retrouve orphelin du père, un SNP, un être privé de passé et de mémoire. Il redeviendra ce déséquilibrée, cette figure de malheur errante, ans attaches ; comme si l’histoire allait se répéter en plus tragique.

Une lueur tout de même, dans ses imprécations une phrase intelligible que ce désespéré ira_ fauve blessé_ hurler aux quatre vents : « ne restera dans le lit de l’oued que ses galets », dicton populaire qui selon le ton, dit l’espoir, la justice, voire la menace.

Ce dicton qui aurait pu être le titre de l’œuvre, ouvre et clôt le roman et, comme un fragile et optimiste lumignon dans tant d’ombre, se répète ça et là au fil des chapitres.

***

Mohammed Khadda, Alger 1979

Feuillets épars liés, Mohammed Khadda, SNED, Alger, 1983, extrait pp 124-127.

Mohammed Khadda (1930-1991) est est un peintre, sculpteur, et graveur algérien. C’est l’une des grandes figures de l’art contemporain en Algérie.

Tahar Ouettar (1936-2010) est un écrivain algérien de langue arabe. El Laz est un de ses célèbres romans.

Il est interdit de reproduire cet extrait, intégralement ou partiellement, sur un autre support numérique ou en papier sans l’autorisation préalable du magazine.

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