Avec l’aimable autorisation des éditions Mémoire d’encrier, Lecture-Monde vous offre un extrait gratuit du nouveau livre de l’écrivain malgache Raharimanana, Tisser (2021).
Pour lire la critique de ce livre cliquez ici : Tisser
L’extrait:
Depuis trop longtemps, la pensée africaine est phagocytée, avalée, presque digérée. Mais cette pensée n’est pas morte. Elle est dans les langues, dans les proverbes, contes, mythes, littératures, musiques, peintures, dans les arts, dans l’artisanat, dans les rites d’initiation, dans les philosophies et autres visions du monde qui irriguent les cérémonies, les folklores, les liens familiaux, sociaux, etc. Les siècles de domination successive empêchent un libre récit des relations avec le monde, mais ces temps n’ont pas à vrai dire pu effacer ce récit de la société des Vivants.
L’Afrique est là, l’Afrique est en nous, elle est aussi en les autres, dans le jazz et dans la musique moderne, dans la peinture, dans l’alimentation, dans l’imaginaire, dans le sang même de l’humanité. Elle a à célébrer cette résilience, à comprendre comment ses enfants, pour survivre, ont dû investir l’Autre et s’y déposer intacts. Car si l’oppresseur porte atteinte à la victime, il n’en sort pas indemne non plus, la teinture ne choisit pas forcément qui colorer quand divers tissus se mêlent et s’emmêlent.
Près de ma métamorphose déjà, je sais qu’il faut tirer le récit, filer à nouveau l’écriture, suivre à la trace cette conquête de la liberté, peindre le sensible de la traversée des ans. Je ne peux me contenter du contemporain, cette écriture doit être la natte sur laquelle mes enfants, les enfants de mes enfants, plus tard, assez loin, le plus loin possible, s’assoiront pour vivre pleinement le récit choisi afin de marquer clairement nos chapitres dans le grand roman de la Vie.
Je ne crains pas pour l’avenir, mes enfants sauront faire face tant que perdure la transmission, tant que le métier à tisser continue à tenir. L’appareil montre sa fonctionnalité. Et pour son bon usage, il est nécessaire de l’entretenir pour ne pas crouler ses rouages sous la rouille et dans l’opacité.
Cette transmission n’est pas seulement à destination de mes enfants, mais aux enfants de tous les Vivants. La victime a l’expérience de la douleur et ne veut en aucun cas la revivre ou la reproduire. Je dis que la victime a à éduquer celui qui l’a avilie, la victime a à éclaircir la tourmente des jours. C’est en cela que les musées sur les répressions existent, mis en place par les victimes – hélas si peu sur le continent, à transmettre la monstruosité des faits. L’expérience de la douleur est un savoir. Les dominations futures véhiculent déjà les mêmes maux. L’Afrique a ressenti dans sa chair leurs effets nocifs – qui d’ailleurs peut en douter ? Même l’enfant innocent qui a peu traversé encore identifie la négativité de la domination. Il s’agit d’expliquer ces processus parfois insidieux, ces processus qui conduisent un être humain à marcher sur la tête d’un autre être humain.
Soustraire le débat à la démagogie, dépassionner, décoloniser les thèses et les approches, démythifier, basculer les points de vue, bousculer les idées reçues, etc., affronter nos propres fantômes, nos fantômes d’aujourd’hui, nos violences encore bien fortes d’aujourd’hui, les massacres, les génocides – le Rwanda, le Burundi, le Congo – dénoncer les accaparements des terres, la déforestation, et changer de vêtements si nécessaire, quand décidément ça ne passe pas, quand ça gratte, quand c’est trop étroit, quand nous trouvons que ce n’est pas beau…
Le fil est infini mais je dois m’en aller, papillon d’une journée, papillon de multitudes, papillon de couleurs, papillon de légèreté, l’éphémère me porte de siècle en siècle. La vieille femme me regarde m’extraire du cocon. Toujours elle m’a regardé. Toujours elle m’a accompagné. Il y a si longtemps demain. C’est fragile, c’est précieux, Il faut bien m’arrêter un instant, sur une fleur, sur l’herbe, sur la corde des vents, car si vivre est raser quelques espaces pour s’installer, partir est semer et répandre le pollen.
L’œil qui fige a douleur au temps. Je n’ai pas à me fixer. Et quand sera semé ce qui sera pour s’aimer, je prendrai le pas du vent et m’en irai sans trace. Je ne sais de quelle plante j’ai ravi l’écorce de ma mémoire, peau morte de mon histoire. Je ne sais de quelle racine j’ai étiré mes vertèbres, mais quand sera semé ce qui sera pour s’aimer, je m’en irai, je m’en irai, je m’en irai, je m’en irai, je m’en irai, je m’en irai, je m’en irai, je m’en irai, je m’en vivrai de mes viatiques dérobés à vue.
Je serai libre.
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Jean-Luc Raharimanana, Tisser, éd. Mémoire d’encrier, Canada 2021, extrait (90-92)
Merci aux éditions Mémoire d’encrier pour l’accord de publication
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L’auteur: né en 1967 à Madagascar, Jean-Luc Raharimanana est un écrivain de langues française et malgache. Il adopte tous les genres: romans, contes, théâtre, poésie, essai…Ses œuvres ont été récompensées par divers prix. Il vit en France.