APRES Noire précieuse (Gallimard 2020), Asya Djoulaït publie son nouveau roman chez Grasset (2025), intitulé Ibn.
Lycéen qui rêve d’être architecte, Ibn (de son vrai nom Issa) vit avec sa mère Leila à Montreuil. Son père Youssef est décédé alors qu’il était enfant ; le cadavre est enterré ailleurs « au pays ».
Leila décède. Déchiré par la colère et le chagrin, Ibn refuse cette mort qu’il cache à tout le monde. Il a peur que le cadavre de sa mère soit rapatrié « au pays ». Il se détache alors de ses amis, tantôt il sollicite Allah tantôt il s’en prend à Lui et s’en excuse, et réfléchit surtout à une solution pour enterrer seul sa mère à Montreuil. Dans une course contre le temps, les souvenirs envahissent sa mémoire : les funérailles de son père, les paroles pleines de spiritualité de sa mère, le voyage en Turquie…
Que fera Issa du cadavre de sa mère ? Arrivera-t-il à l’enterrer tout seul sans avertir personne ? Quelle vie mène Ibn, « un fils de rien » désormais ?
Le roman est d’abord un vibrant hommage aux enfants orphelins. Dépassés par la mort, ils ne trouvent refuge ni dans la religion ni dans l’entourage. Ils sont plutôt réduits à l’expression « Ibn marhoum » (fils du mort) comme ce personnage Issa pris pour un fou vu qu’il sort avec le foulard de sa mère sur la tête. Il porte seul le poids du deuil et du chagrin. Une des références citées à la fin du roman illustre bien cet hommage : « Monteil Marine ; les orphelins mineurs confrontés à la monoparentalité et le droit » (Cairn.info).
Ensuite, le roman revisite le mythe d’Antigone qui s’oppose à son oncle lorsque celui-ci refuse d’enterrer le cadavre de son frère. Devenue avec le temps une source d’inspiration pour les écrivains, comme figure de rébellion contre la Loi et la morale. L’auteure cite dès le début du roman ce personnage mythique. Ainsi, Issa cache la mort de sa mère par amour et par peur de la perdre ; il laisse le corps plusieurs jours dans l’appartement en attendant de trouver une solution pour l’enterrer ici, chez lui pas « au pays ». Ainsi, il défie la Loi, la morale, les rites religieux…Il devient une sorte d’Antigone.
Encore, la religion (Islam) est omniprésente dans le roman. Cependant, il ne s’agit ni d’extrémisme ni d’une remise en cause. C’est plutôt un éloge de la foi quand toutes les portes se ferment. Les chapitres sont organisés selon les temps des cinq prières (Fajr, Dohr…) ; çà et là des versets sont insérés. Le prénom Issa fait référence à Jésus, Ibn Maryem (le fils de Marie). Youssef est également le prénom du prophète Joseph. Cela rappelle les grands récits soufis en quête de paix et lumière intérieures. « Ibn avait grandi avec Allah… »(50).
Aussi, le roman explore les liens de transmission transgénérationnels. Leila essaie de transmettre à Issa ce qu’elle a reçu de l’éducation de sa mère. Sa vraie école c’est sa mère Leila : elle lui apprend à suivre ses rêves, à réussir, et surtout à prier Allah et cultiver la foi. Ce caractère est déjà présent dans le précédent roman « Noire précieuse » (Gallimard) à travers les personnages : Mère (Ivoirienne) et sa fille née en France. » Leila et Youssef avaient aussi imité leurs parents » (45).
En outre, le roman peint la communauté musulmane en France. Cette catégorie à mi-chemin entre un pays des racines et un islam qu’ils connaissent peu ou mal, et une France où ils se sentent en marge. Çà et là, le roman décrit le décor triste de la banlieue réduite au béton et au métal. Ainsi, le français académique croise de français de la rue plein d’emprunts à l’arabe (mashallah, hamdullah…). Rien n’est fortuit : ce choix linguistique illustre l’entre-deux de la communauté musulmane en France et constitue une sorte d’hommage à ces gens-là, « leur langue » devient un signe d’existence.
Par ailleurs, le roman est un pont entre la France et le pays des racines. Cela a une relation avec la transmission. Les parents de Leila sont des immigrés. Issa est né en France. Ainsi, d’une génération à l’autre, on devient sujet de cette double culture, dite souvent choc des cultures. Par exemple, Issa refuse d’envoyer le cadavre de sa mère au « pays » et Montreuil constitue pour lui un « chez moi, chez nous ». Le point important, cette terre des racines est désignée uniquement par « le pays » : ce qui s’étale à tous les pays du Maghreb, voire arabes.
L’auteure a fait une riche documentation pour écrire ce roman comme le prouvent les références à la fin : traduction du Coran, prêches islamiques, articles…
L’écriture est captivante. Fluide et douce, mêlant les mots du narrateur omniscient avec les paroles des personnages sans passer parfois par le dialogue. Ainsi, le lecteur passe du narrateur absent au JE pour se mettre dans la peau des personnages.
Sensible et humain, Ibn est un hommage aux mineurs orphelins et un roman sur la transmission transgénérationnelle. Beau livre plein d’humanité !
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Point fort du livre: caractère humaniste
Belle citation: « C’est par le ventre qu’on devient mère et c’est dans le ventre que les mères vivent chez les enfants » (85)
L’auteure: Née en 1993 à Paris, Asya Djoulait est enseignante au lycée et écrivaine. Ibn est son deuxième roman.
Ibn, Asya Djoulait, éd. Grasset, Paris, 2025, 272p.
Par TAWFIQ BELFADEL
