La fertilité du mal _ d’Amara Lakhous : Oran 1958-2018, un passé qui ne passe pas

LE ROMAN « Tair al-lail » de l’écrivain algérien Amara Lakhous a été publié en langue arabe en 2019. Sa traduction en français, effectuée par Lotfi Nia, a été publiée par Actes Sud en 2024.

Oran 2018. Le jour de la fête de l’Indépendance, un crime odieux a lieu : le moujahid Miloud Sabri a été égorgé, le nez coupé. Expérimenté en lutte antiterroriste et en renseignements secrets, le colonel Karim Soltani mène l’enquête avec son équipe.

Les pistes se multiplient : vengeance de Lybiens à qui Soltani aurait vendu des armes ; règlement de compte qui remonte à la Guerre de Libération, acte terroriste…Quelques heures après, un autre homicide a lieu : la victime est un ami de Miloud Sabri.

Ainsi, les histoires singulières se mêlent à la grande Histoire. La structure du roman et les nœuds autour des crimes assurent un suspens remarquable.

Qui est le meurtrier de Miloud Sabri ? Et si l’on voulait étouffer l’affaire au moment de la découverte des coupables ?

Le roman est un thriller qui, grâce au scénario et outils narratifs, suscite le suspens et la tension chez le lecteur dont les émotions seraient stimulées par l’intrigue. Ainsi, c’est jusqu’au dénouement que le lecteur découvre les coupables.

L’Histoire est omniprésente à travers des phases importantes comme la Guerre de Libération, les manifestations d’octobre 1988, la décennie noire, la période postindépendance. Le roman est dédié à la mémoire d’Elaine et Mokhtar Mokhtefei : deux figures majeures de la Révolution.  Cependant, le roman n’est pas du genre historique. C’est une fiction qui met l’Histoire en arrière-plan pour mieux exploiter l’intrigue. Par exemple, une des pistes du crime : le mobile de l’assassinant de Miloud remonte à une histoire de jalousie durant la Guerre de Libération du temps où il était amoureux de la moujahida Zahra qui avait été fiancée à un de ses amis du maquis.

L’Histoire engendre la politique. Ainsi, le passé ne passe pas et explique des phénomènes politiques du présent. Le roman peint les rouages du pouvoir, les enjeux de la Sécurité… Tout se brouille alors : amour, trahison, patriotisme, vengeance, soif d’argent et de pouvoir.  Ainsi, ce chaos de sentiments divers dilate la tension et tisse le but du roman : un thriller qui embrase les émotions.

Le lieu principal de la fiction est Oran. Le roman peint une ville où les nouvelles constructions effacent le patrimoine architectural qui est condamné à la disparition. Ainsi, l’auteur rend hommage à ces quartiers qui portent la mémoire d’Oran, notamment Sidi-el-Houari, et en dénonce la négligence. « Sidi-el-Houari agonise mes amis ! » (105).

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Le roman est en outre  un éloge du féminin. Dans certains passages, le narrateur fustige le Code  de la famille adopté en 1984. Zahra est une moujahida hors pair qui a joué un grand rôle dans la Guerre de Libération. Malika est un lieutenant aux grandes compétences. Aussi, c’est grâce à une femme que l’intouchable Soltani a été attiré dans le piège (scène du crime).

La structure est captivante. Le roman est divisé en deux parties : l’une commence sa temporalité en 1958, et l’autre constitue la journée de l’enquête (fête de l’Indépendance en 2018). Du ralentissement des faits au sommaire, dans un tout fragmentaire comme si on lisait deux histoires différentes. Ce choix amplifie le suspens et invite le lecteur à déconstruire-reconstruire les faits. But du thriller  atteint.

Ce qui constitue un certain point faible du roman : les intrusions de l’auteur. Çà et là, l’auteur se met dans la peau de son narrateur et commente des faits notamment politiques, au lieu de les attribuer aux personnages à travers des paroles. De la fiction, on glisse vers la chronique subjective. Par exemple, le lecteur rencontre ces phrases commençant ainsi : « Les Algériens… » alors que le roman n’est en fait qu’un monde fictionnel  tissé par les relations entre personnages et n’envisage pas de dire l’Algérie. « Dans ce pays allez savoir depuis quand, seules les apparences comptaient » (52-53.) : un jugement qui n’est émis par aucun personnage.  Cependant, ce point n’altère en rien la haute qualité du roman.

La traduction est agréable comme si le roman avait été écrit directement en langue française. Lotfi Nia réussit à traduire le fond et la forme; en tant qu’Algérien, il enrichit la lecture avec des notes relatives à des éléments ancrés dans la culture algérienne (chanson, emprunts…).

Dense et percutant, animé par un suspens captivant, La fertilité du mal décrit un passé qui ne passe pas, dans une Algérie à la fois autre et elle-même. Un bel hommage aussi à la ville d’Oran!

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Point fort du livre: la structure

Belle citation: « L’amour est une maladie juvénile, on peut en guérir en écoutant sa tête plutôt que son cœur » (p94)

L’auteur: né en Algérie en 1970, Amara Lakhous est un écrivain de langue arabe. Après des années en Italie, il est professeur à l’Université de Yale.

La fertilité du mal, Amara Lakhous, trd. Lotfi Nia, Actes Sud, 2024, 288p.

Par TAWFIQ BELFADEL

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