Avec l’aimable autorisation de Caraïbéditions , Lecture-Monde vous offre un extrait gratuit du tout nouveau roman de Raphaël Confiant, Du Morne-des-Esses au Djebel, publié fin 2020.
Pour lire la critique de ce roman, cliquez ici: Du Morne-des-Esses au Djebel
L’extrait:
Ce dimanche-là, nous avions obtenu de notre chef, le général Massu, une permission exceptionnelle parce que durant des semaines, nous nous étions entraînés sans relâche afin de préparer notre intervention en Égypte, aux côtés des Britanniques, histoire de ramener à la raison cet Arabe fou de Nasser qui avait osé nationaliser le canal de Suez. Nous étions tous impatients de participer à une vraie guerre et chacun avait donné le meilleur de lui-même jusqu’à l’épuisement. Nous chantions, scandions plutôt, à bord de nos camions, de retour des exercices sur le terrain :
Nasser, f ils de crouille, nous allons te couper les couilles !
Tête de nouille, sache qu’on peut plus voir ta sale bouille !
Je m’étais mieux attifé que lors du rendez-vous que m’avait fixé la première fois une Isabela plus pimpante que jamais. C’est que la veille et l’avant-veille, nous avions dû, en pleine nuit, poursuivre des terroristes qui avaient placé des bombes aux quatre coins d’Alger. Du moins de la partie européenne de cette dernière avec ses quartiers aux noms bizarrement arabes : Bab-el-Oued, Mustapha, Bab-Azoun ou El-Biar. Bizarres parce qu’à l’exception de la Casbah, les quartiers musulmans portaient, eux, des noms français : Belcourt, Clos Salembier ou Climat de France. Je m’étais souvent promis de questionner l’un des trois sous-officiers musulmans de notre unité à ce propos, mais n’en avais pas encore eu l’opportunité. C’est que dans ce pays, rien n’était vraiment clair pour le Martiniquais que j’étais. À commencer par les Blancs pauvres, ce qu’étaient une majorité de Pieds-noirs.
Dans mon île, à l’inverse, les Békés sont presque tous riches et ceux qui perdent pied ou font faillite sont immédiatement secourus par la caste. Je n’avais pas vécu assez longtemps en France pour frayer avec le peuple. Mes années à Saint-Cyr avaient été studieuses et je ne m’aventurais guère hors de notre caserne, supportant mal le climat. Plus que le froid, le ciel sempiternellement gris minait mon moral.
L’autre fait étrange était que pour une bonne moitié, sinon davantage, les Pieds-noirs n’étaient pas des Français, mais des Espagnols, des Italiens, des Corses et même des Allemands. Les grands-parents d’Isabela, la pimpante mamzelle qui devait déjà m’attendre au Milk-Bar, ce dimanche 30 septembre 1956, n’étaient-ils pas natifs de la ville de Malaga? Elle avait froncé les sourcils à notre premier rendez-vous à cause de mes quinze minutes de retard et j’avais dû me confondre en excuses. En plates excuses car dès que j’avais l’occasion de flâner dans Alger, sans mon uniforme militaire, j’étais littéralement subjugué par les femmes drapées dans leur robe blanche et vaporeuse, le haïk, avec le petit voile qui dissimulait leur bouche. Elles semblaient flotter dans le vent et quand leur regard croisait le vôtre, sa splendide noirceur vous clouait sur place.
Du moins était-ce ce que je ressentais car pour mes compagnons d’armes, ce n’étaient que des fatmas que, lors des opérations dans les villages reculés, ils prenaient plaisir à violenter. Parfois sous les yeux de leur mari. Évidemment, jamais je n’avais échangé la moindre parole avec une femme musulmane, hormis celle qui, vieille peau d’une soixantaine d’années, nettoyait ma chambre à la caserne et ne cessait de me houspiller à cause du « disordre ».
— Les antillais sont réputés être toujours en retard…, avais-je lâché en m’asseyant à la table d’Isabela.
— C’est ce que je constate, lieutenant Martineau. Les Pieds-noirs aussi…
Puis elle s’était dégelée et, l’atmosphère du Milk-Bar aidant, nous avions devisé pendant pas moins de trois heures, elle s’envoyant glace sur glace tandis que moi, je tentais désespérément de ne pas trop abuser du pastis. L’endroit était le lieu de rendez-vous de la jeunesse dorée algéroise. On y évoluait dans une telle insouciance que quelqu’un venu d’une autre planète n’aurait jamais imaginé qu’autour de lui, du glacier donc, tout autour de lui, et cela de jour comme de nuit, des attentats meurtriers ensanglantaient la ville. Commis tantôt par des groupes de Pieds-noirs ultras, tantôt par des combattants du FLN. Têtes ou jambes arrachées, ventres déchirés, giclées de sang, hurlements.
Voilà ce que rapportaient articles de presse et photos quasiment chaque semaine. J’évitais de réfléchir aux questions politiques. Nous étions des parachutistes et l’on nous avait appris à obéir à nos chefs sans discuter. Notre général Massu ne se verrait-il pas quelques mois plus tard attribuer les pleins pouvoirs, et donc celui de police aussi, sur la ville d’Alger ? C’est dire que les interrogations qui tourmentaient mon compatriote martiniquais Ludovic Cabont m’inquiétaient et parfois m’indisposaient.
— C’est Fanon qui a raison ! me serinait-il chaque fois que nous nous retrouvions entre nous.
J’avais eu vent des activités de ce psychiatre peu avant mon arrivée en Algérie suite à un ouvrage retentissant qu’il avait publié, en 1952 ou 1953, je crois, livre intitulé Peau noire, masques blancs, que je n’avais pas lu, ledit titre ne me disant rien qui vaille. Ce Fanon faisait, à n’en pas douter, partie de ces communistes et autres anti-français qui ambitionnaient de séparer la Martinique de sa mère-patrie française à l’instigation de Moscou ou de Cuba. D’ailleurs, les événements d’Algérie n’étaient-ils pas fomentés par ces ennemis de la civilisation occidentale ? Me voyant soucieux, Isabela crut m’avoir froissé. Je la rassurai.
Elle était une créature vraiment splendide, libre de rire aux éclats et de s’exprimer à haute voix en public, au contraire de ces mouquères voilées qui traversaient les rues comme sur la pointe des pieds, sortes de chauves-souris égarées en plein jour et que, contrairement à Cabont, je ne m’étais jamais hasardé à approcher. Dix fois, il m’avait proposé de rejoindre la bande de joyeux drilles qui, à la moindre permission, se précipitait dans les bordels de la Casbah. J’imaginais ces lieux fétides et ces corps mal lavés, ces dents sans doute atteintes de caries, ces chevelures graisseuses, ces peaux couvertes de tatouages hideux et cela me révulsait. Cabont me traitait d’aliéné !
Jusque-là je ne connaissais que le sens médical de ce terme, mais apparemment, il renvoyait aussi aux Martiniquais qui, comme moi, tout en disposant de toutes leurs facultés mentales, s’efforçaient de devenir des français à part entière. Des Blancs, quoi ! J’en avais souri.
[…]
Autour de nous, ça allait et venait. Le Milk-Bar était bondé comme à l’ordinaire. Parfois, on ne s’entendait plus tellement ça rigolait, braillait, commandait glaces et alcools forts. Presque toutes les filles y étaient ravissantes. On était à des années-lumière du bruit et de la fureur de ces quartiers indigènes qui ceinturaient cet îlot de tranquillité qu’était le centre d’Alger. Deux élégantes, aux robes courtes, accrochèrent mon regard. Elles transportaient tout un tas de paquets achetés sans doute dans les grands magasins des alentours. Je reconnus des boîtes de chaussures italiennes.
— Mignonnes, n’est-ce pas ?
— Pas autant que vous, rétorquai-je, tentant de me rattraper.
À la vérité, je ne savais par où commencer avec Isabela. Elle étudiait le droit à la faculté d’Alger et venait d’entamer sa deuxième année de doctorat tout en ayant déjà réussi au concours d’avocat. Son rêve était d’intégrer un jour le barreau de Paris au grand dam de ses parents très attachés à leur fille unique. J’avais plaisanté en lui demandant si elle craignait d’avoir à défendre ces terroristes qui croupissaient dans la prison de Barberousse et qui parfois se voyaient condamnés à la guillotine. Leurs défenseurs, le plus souvent commis d’office, ne déployaient guère de talent oratoire comme j’avais pu m’en rendre compte au cours des deux procès auxquels il m’avait été donné d’assister.
L’unité de la 10 division parachutiste dont je faisais partie avait lancé un raid contre une maison, pourtant fort discrète, en plein cœur de la Casbah et au terme d’une intense fusillade avait réussi à capturer deux fellaghas qui étaient soupçonnés de faire partie du redoutable réseau de Yacef Saâdi, l’insaisissable Yacef Saâdi, qui empêchait nos chefs de dormir.
_ Défendre des crapules ? Ça, jamais, cher lieu tenant. JA-MAIS !
Isabela était encore plus séduisante lorsque le rouge lui montait aux joues et que ses yeux s’ennuageaient de colère. Les deux beautés fatales s’installèrent à une table proche de la nôtre et se mirent à papoter avec animation. Je m’efforçai de ne plus leur prêter attention mais je ne savais toujours pas par quel bout entreprendre la créature qui me faisait face et qui, à mon corps défendant, m’intimidait. Notre premier rendez-vous avait été plutôt bref et de toute façon formel. Nous nous étions présentés l’un l’autre, non sans circonspection. Je ne pouvais m’ôter de l’esprit qu’en tant que Mulâtre, je pouvais passer pour un autochtone et que cela pouvait l’indisposer, quoique ma dégaine et mon accent ne fussent pas d’ici. Mais peut-être me faisais-je des idées.
— Une autre glace aux fruits confits pour moi, s’il vous plaît ! lança-t-elle au serveur.
— avec ou sans chantilly ?
— avec, s’il vous plaît.
— Et pour monsieur ? Nous proposons…
L’homme au tablier blanc n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une énorme explosion secoua le Milk-Bar. Des enfants, qui s’en revenaient de la plage accompagnés par leurs mères et attendaient avec impatience qu’on leur serve une glace, furent projetés dans les airs en même temps que des tables et des chaises, cela dans un concert de hurlements. Je me retrouvai soudain seul. Plus personne devant moi. Isabela, mon Isabelita, gisait sur le sol, une jambe arrachée et la tête en sang. Elle avait toute fois conservé sa pleine conscience et me fixant de ses beaux yeux noirs d’andalouse, elle eut le temps de murmurer :
— Ne m’oublie pas, bel officier !
[…]
Alger Républicain assurait qu’après enquête, deux jeunes femmes arabes vêtues à l’européenne et de type plutôt européen étaient entrées au Milk-Bar où elles avaient déposé des bombes dans les toilettes. Leurs noms étaient donnés, accompagnés d’un avis de recherche : Djamila Bouhired et Zhora Drif. Tout en bas de l’article se trouvait une mauvaise photo d’identité de la première. Le repère de ces moudjahidâtes était la Casbah, précisait-il, et leur commanditaire, nul autre que le sanguinaire Ali La Pointe.
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Par Raphaël Confiant
Du Morne-des-Esses, Raphael Confiant, Caraïbéditions, Antilles, 2020, pp 191-200.
L’auteur : né en 1951 en Martinique, Raphaël Confiant est un écrivain de langue française et de créole. Il est essayiste et universitaire. Auteur de nombreux ouvrages en français et en créole.
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