Extrait gratuit: ‘Bonjour Jérusalem’ d’Abdellatif Laâbi

Avec l’aimable autorisation du poète et traducteur Abdellatif Laâbi, nous publions un extrait gratuit de son livre « Le livre imprévu » publié initialement par La Différence, réédité par Seuil Points.

Troisième et dernier arrêt sur image. Début mars. Mon séjour à Jérusalem et la tournée dans les territoires palestiniens. Les visites à Ramallah, Napoulse, Bethléem. Le choc reçu alors que je croyais ne rien ignorer de la situation que j’allais trouver. J’en suis encore meurtri. Mais mon mutisme là-dessus n’a que trop duré. Et c’est une autre longue histoire d’amour, tragique celle-là, que je vais devoir revisiter.

Par quel bout l’aborder ? Comment éviter les excès inhérents à une relation trop intime où  je me suis impliqué à l’âge des choix et des passions sans partage ? ce n’est pas aujourd’hui que je sais que ma conscience politique est née avec mon adhésion à la cause palestinienne et que celle-ci a déterminé mon engagement dans les combats ayant suivi, y compris ceux que j’ai menés dans mon propre pays.  Par ailleurs, quelle place tiendra dans cette histoire la relation qui remonte pour  moi à l’enfance et que j’ai héritée de la présence immémoriale des juifs au Maroc ? La nostalgie d’une intimité aussi vivace pourra-t-elle altérer ma vision du fond du problème, à savoir le déni de justice et l’oppression nationale que subissent les Palestiniens ? Comment ignorer que certains de mes anciens compatriotes juifs ainsi que leurs descendants participent eux aussi en Israël à cette politique et à ses cruautés ? et ces cruautés doivent-elles m’aveugler sur l’innommable de la Shoah et ses traumatismes gravés au fer rouge dans la conscience juive ?

(…)

Bonjour Jérusalem !

Que de fois ton nom est revenu dans mes poèmes, et te voilà, en chair et en os, ballerine d’une danse sacrée où tu m’entraînes. A peine arrivé, je cours comme un fou et note fiévreusement dans ma tête. Drôle de témoin voulant ne faire d’une avec l’objet de son témoignage et que celui-ci témoigne en retour de son passage. Ta danse s’accélère, et de ton corps je ne vois plus que des giclées d’images. De la musique d’accompagnement ne me parviennent que les accords d’un instrument que je n’arrive pas à identifier. De ce que tu me livres, je retiens tout, pêle-mêle, sans me préoccuper en priorité du sens.

Enigme tu es d’abord, ou plutôt chapelet d’énigmes que j’égrène : oriflamme blanche trainée dans la boue, cénotaphe de l’errant, rameau d’olivier privé d’eau et de lumière, sésame pour que s’ouvrent les cœurs et se reconnaissent les Justes, soleil levant au crépuscule, dalles lustrées plus par l’ardeur de la foi que par les pieds, murs de l’absurde et cailloux sataniques, oranges amères fruit des mains esclaves, tour de Babel renaissant de ses cendres, festival lugubre des habits en noir, lames tendres des yeux de jouvencelles mi- saintes, mi- courtisanes, visages burinés des vendeuses de radis à l’entrée de Bal el-Amoud, chichas antédiluviennes, hirondelles se trompant de saison, vraies et fausses alertes, écho de slaves et génuflexions de défi à même l’asphalte, sourires forcés par pudeur, rires étouffés pour ne pas éveiller les soupçons, havres fragiles où l’arak et le chich taouk sont d’un certain secours, thym et cardamome pour parfumer les siestes, musée très clean du Prisonnier palestinien (lettres écrites sur papier pelure passées en contrebande, mille recueils de poèmes sur le même thème obsessionnel , photos de martyrs vivants), lit grinçant de la chambre d’hôtel, réveil à l’aube pour suspendre l’unique instant de paix, café turc-grec-arabe servi par des mains chrétiennes, pain tabouna et son alter ego grillé, jus de lime sucré-acidulé, carrousel des petits bus desservant des villages fantômes, bilinguisme paradoxalement strict des panneaux indicateurs, journaux noyés jusqu’au cou dans l’évènement local, gamins au regard malicieux ployant comme de doux ânes sous la charge de leurs sacs d’écolier, palais pompeux des représentations consulaires, carrés de souveraineté française remontant aux croisades , rue subitement désertes aux abords des frontières religieuses, une ville comme les autres et pas comme les autres, affolée ou folle, ne sachant où elle commence ni où elle se termine, pieuvre se contractant et se décontractant au gré des insomnies meublées de cauchemars sous un ciel troué de constellations plus lisibles qu’ailleurs…..

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