Avec l’aimable autorisation du romancier algérien Samir Kacimi, nous publions un extrait de son dernier roman publié en arabe chez Takween/Khayal éditions « إحذر دائما من الكلاب ». L’extrait qui suit n’est pas une traduction: il a été réécrit en français par l’auteur lui-même.
Le jour où les chiens dévorèrent sa langue, Abdelmoumen ne se doutait pas que la dernière mémoire qu’il porterait avec lui dans l’au-delà serait celle de Nesrin Naït Khouja, lui murmurant à l’oreille: « Méfie-toi toujours des chiens ». Ce conseil, donné des années plus tôt, alors qu’il s’apprêtait à quitter son appartement, rue Léon Bourgeois à Marseille, deviendrait, bien malgré lui, une énigme. La veille, ils avaient partagé des heures de discussions, des échanges qui, à ce moment-là, ne semblaient pas destinés à bouleverser sa vie. Il avait cru que, lors de son voyage en bateau vers l’Algérie, il coucherait sur le papier les pensées et réflexions nées de cette rencontre. Pourtant, ce furent les mots de Nesrin qui, silencieusement, pénétrèrent son âme et s’y gravèrent à jamais. Il ignorait alors que ce qu’il avait pris pour une rencontre fortuite allait inverser le cours de son existence.
Le matin de son départ, il n’avait encore qu’une intuition vague : la chance l’avait mené à inscrire son nom dans les registres secrets de la police française, en 1956. Mais c’était sa persévérance, son insistance à vouloir rencontrer Nesrin, qui l’avait conduit dans une rue déserte où il était le seul à oser s’aventurer. Aucun signe avant-coureur ne lui laissait entrevoir que ce simple désir de la connaître allait devenir le pivot autour duquel tout allait tourner.
Les événements qui suivirent, si étonnamment synchrones, alimentèrent peu à peu la conviction d’Abdelmoumen que cette rencontre, qu’il croyait anecdotique, en portait un sens bien plus grand. S’il avait abandonné plus tôt, si sa persistance n’avait pas fait écho au hasard, tout cela serait resté un rêve sans lendemain. Un inconnu qui appelle deux fois par jour, pendant des semaines ? C’était suffisant pour passer pour un harceleur. Pourtant, à chaque conversation, l’espoir grandissait, fragile, ténu : un espoir que, finalement, elle accepterait sa proposition.
Il fallut neuf semaines d’efforts pour que le hasard se montre de son côté. Par une de ces coïncidences que seuls les solitaires comme lui peuvent comprendre, Abdelmoumen réussit à découvrir l’adresse et le numéro de téléphone fixe de Nesrin. Elle avait 92 ans à l’époque, un âge où la mémoire vacille, mais dans leurs conversations interminables, il perçut qu’elle avait gardé toute sa lucidité, même si, pour elle, le présent était un mirage. Le temps s’était suspendu autour d’elle comme si elle vivait dans une époque révolue, refusant de revisiter son passé.
Peu à peu, il apprit que Nesrin ne naquit pas en 1931 à Alger, comme le disaient les registres, mais bien avant, dans le village isolé de Maghnin. Ses récits étaient empreints d’une précision qui tenait du prodige, et pourtant, chaque détail semblait s’échapper de sa mémoire, comme une écharpe qu’elle essaierait désespérément de retenir. Elle lui confia aussi une phrase qui semblait le hanter désormais, comme un murmure suspendu dans l’air: « Méfie-toi toujours des chiens ». Ce conseil, prononcé par sa grand-mère dans sa jeunesse, se répétait sans cesse dans ses pensées, comme un avertissement qu’il peinait à comprendre.
Les recherches d’Abdelmoumen le menèrent enfin dans la Casbah d’Alger, là où Nesrin avait vécu, dans une maison discrète située à l’angle d’une ruelle menant à la porte de Bab Djid. Cette maison, que les habitants appelaient « Dar el- Berrania », avait disparu des mémoires avant de réapparaître un an après son départ pour Marseille, gravée sur une pierre à l’entrée.
En 1956, des rumeurs couraient parmi les habitants: un décret révolutionnaire interdisait tout contact avec les occupants de « Dar el-Berrania ». Mais en réalité, ce décret n’était qu’une initiative personnelle d’un certain Belkacem Belhoussin, ancien compagnon d’armes du père de Nesrin, et non une directive officielle des révolutionnaires. Ce détail, aussi banal qu’il paraisse, recelait la clé de ce que Nesrin avait été.
La maison fut vendue à un autre homme le jour même où Nesrin quittait l’Algérie, tout comme il acquit son appartement à Bachdjarah. Abdelmoumen, dont l’âme solitaire l’avait conduit à explorer chaque recoin de son enquête, finit par comprendre que l’acheteur de « Dar el-Berrania » devait être lié à Nesrin bien plus intimement qu’il n’aurait pu l’imaginer.
Ses recherches l’amenèrent enfin à un rapport des renseignements de la police française, dans lequel il découvrit le nom de l’officier Saleh Berjil. Cet homme, par son pouvoir et ses ambitions, avait hérité des biens de Nesrin, devenant ainsi un acteur essentiel d’un système d’État né du renversement d’un autre État dont il faisait lui-même partie. Le rapport le révéla: Nesrin avait joué un double jeu, apportant des informations aux révolutionnaires comme à leurs ennemis. Mais seul Berjil savait réellement qui elle était et ce qu’elle représentait.
Lorsque, après neuf semaines d’attente, Abdelmoumen contacta Nesrin une nouvelle fois, il ne s’attendait qu’à un nouveau refus. Mais cette fois, la réponse qu’il reçut le laissa dans un état de stupeur. Elle lui répondit d’une voix incertaine, presque distante : « Je ne connais pas exactement le nom de celui qui a écrit ma vie, mais je peux dire que c’est un raté. » Ces mots, à la fois étranges et désincarnés, résonnèrent dans sa tête comme un écho lointain. Il chercha à comprendre ce qu’ils signaient. D’où venaient-ils ? Cette phrase venait-elle de son esprit ou était-elle le reflet de quelque chose qu’elle avait déjà entendu, quelque part?
À vrai dire, personne n’aurait pu savoir d’où provenait cette phrase, car elle n’était rien d’autre qu’un écho des mots semés par le hasard ou le destin dans la bouche de Nesrin, émanant d’une très vielle âme portant le nom de Timothy, qui s’adressait à son petit-fils, quelques heures à peine avant de quitter ce monde.
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L’auteur: né en 1974 à Alger, Samir Kacimi est un écrivain de langue arabe. Après des études de droit, il a travaillé dans la presse. En 2016, il a eu le prix Assia Djebar.
